Dumitru Crudu est né le 9 novembre 1967 à Flutura, un village du centre de la république soviétique de Moldavie, aujourd’hui République de Moldavie. Il a étudié le journalisme dans la capitale moldave Chişinău et la capitale géorgienne Tbilissi et a obtenu un diplôme des universités roumaines de Braşov et Sibiu. En 1994, il a fait ses débuts avec la publication simultanée de deux recueils de poèmes: Falsul Dimitrie (Le faux Dimitri) et E închis vă rugăm nu insistaţi (Fermé, n’insistez pas).
Nous venons de jouer sa pièce « L'élection d'Alexandre Sutto » en Roumanie et en République Moldave. Il a fait paraître un nouveau recueil de poèmes « Cinci poeme din Rotterdam » dont voici le début.
Canards de Rotterdam
poème de Dumitru Crudu
A Rotterdam j'ai vu deux canards qui se
dandinaient sur la falaise
et je
les ai
suivis.
de cette falaise jusqu'au pont,
du pont où sifflait le métro,
avec lequel j'étais venu
moi aussi
une semaine auparavant,
pour fouler du pied pour la première
fois le quai
de la gare centrale
de Rotterdam
et pour monter toujours pour la
première fois
dans le métro avec lequel je suis
descendu sous
terre et j'ai volé
un peu
après
au-dessus des falaises
où je poursuis maintenant
deux canards sans relâche
qui aurait cru que j'allais à la
rencontre
de deux canards à Rotterdam.
voilà ce qui m'occupe moi
à Rotterdam
mes chers amis je crois que vous allez
beaucoup rire que vous entendrez ça.
monter sur une falaise d'un quartier
d'émigrants
blacks pour suivre
deux canards sans relâche.
non pas que j'ai quelque chose contre
eux
non pas que j'ai de mauvaises
intentions à leurs égards
non pas que je n'ai pas de quoi
m'occuper
et non pas -vraiment pas- que j'ai
perdu l'esprit
et que je ne sais plus ce que je fais.
je sais très bien ce que je fais.
je vais vers l'hôtel où je suis logé.
vers l'hôtel Art et pour arriver à
l'hôtel
il faut nécessairement passer
par cette falaise
ce qui n'empêche pas
que devant moi se dandinent
les pieds (je ne sais pas si ça
s'appelle comme ça)
de deux canards et moi je n'ai donc pas
le choix
je les suis
je les suis jusqu'à
l'hôtel
inévitablement
je suis derrière ces deux canards
parce que mon hôtel est en face
et que pour y arriver
il n'y a pas d'autre chemin
mais les gens pourraient croire
qu'on le veuille ou non
on peut tout imaginer
mais si j'en suis arrivé à raconter
cette histoire
de canards
je dois absolument vous dire pourquoi
c'est que pour la première fois de ma
vie
j'ai mangé du canard, en France
à une centaine de kilomètres de
Paris,
à Hermes, chez mon ami
Benoît en revenant d'un salon du
livre décevant
où j'étais allé avec l'espoir secret
de trouver un éditeur
pour mes textes en prose traduits
en français
et je n'en ai trouvé
aucun juste un canard rôti succulent
préparé par la femme de Benoît
que je n'avais jamais vue
avant qu'elle ne mette dans l'assiette
ce canard
-cuisiné avec du miel- et il était
tellement délicieux
qu'on s'en léchait les doigts de ces
canards
que je ne connaissais pas avant de les
croquer
je ne les avais jamais rencontrés
je ne sais s'ils étaient gentils ou
méchants
je ne sais s'ils m'auraient pincé les
jambes
en venant vers moi
par hasard dans la rue
ou dans la cour de Benoît
je ne sais s'ils se seraient jeté sur
moi
et m'auraient assommé de leurs
cancanements
ce n'est pas pour faire la connaissance
de canards
que j'ai filé à Paris en train en
bus et en
voiture
en métro et à pied,
mais pour rencontrer quelque
éditeur et lui donner
mes textes qu'a traduits Benoît
et le convaincre de les publier
mais je n'ai convaincu aucun éditeur
tous me regardaient comme un type sans
oreille ou sans
nez ou comme un gars
à peine descendu de son cheval
aucun éditeur français n'a voulu
m'écouter
tous étaient pressés aucun n'avait
le temps tous ont promis de regarder
mes textes
plus tard
ce qui veut dire qu'ils ne les
regarderont jamais
le matin a frappé à ma porte un
ancien collègue -déjà publié en
français- il voulait m'emprunter du
dentifrice parce qu'il se dépêchait
d'aller au lancement de son livre
et qu'il ne pouvait pas aller
au lancement de son livre sans
se laver les dents, moi non plus
je n'y serais pas aller sans me
laver les dents et je lui ai donné,
je lui ai donné mon dentifrice, et il
est parti et je ne l'ai jamais revu
maître, vous n'oublierez pas de me
rendre
mon dentifrice où que vous soyez
dans le monde ?
l'éditeur qui l'a publié n'a
pas voulu parler avec
nous
et il s'est débarrassé de nous comme
d'un
fil sur un veston
mon vieil ami ne
m'a pas rendu encore mon dentifrice
tandis que son éditeur n'a jamais lu
ma prose
mais ça n'a pas empêché que le soir
même
nous nous goinfrions d'un canard rôti
préparé au miel et qui était
tellement délicieux
il n'est pas si nécessaire que
paraisse
un livre de toi en français pour
déguster un plat de canard
à Paris je suis allé pour un éditeur
que je n'ai jamais trouvé
au lieu de cela j'ai mangé
un met de canard au miel
c'est la seule chose mémorable
qu'il me soit arrivé en France
c'est mon seul souvenir agréable
de mon séjour là-bas
………………………
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