Le tournage est dans trois
heures
Elle se dégagea des draps poisseux ;
il la détaillait et réfléchissait à la meilleure façon de poser
la question fatale :
- Alors heureuse ? (non, c'était trop cliché)
- Moi, j'ai pris mon pied, et toi ? (non plus, et puis je n'aime pas cette expression)
- Franchement ça t'a plu ? (Ben oui, mais vraiment banal)
- Il me semble bien qu'à un moment, tu as eu un orgasme, non ? (En tout cas, c'était très bien imité)
- En tout cas, tu es un bon coup (mais ce n'est pas un peu vulgaire?)
Enfin il se décida pour la formulation
suivante :
- Toi, au lit, il ne faut pas t'en raconter !
Elle le regarda d'un air un peu navré
tout en s'essuyant l'entrejambe.
- Enfin, je veux dire, au lit, tu tiens tes promesses.
- Moi ?
- Oui, toi, bien sûr. Au lit, tu es une vraie...
- Attention à ce que tu vas dire !
- Une vraie diablesse. Mais, en même temps, tu as ce regard triste et langoureux, cette expression mélancolique. Pourquoi ?
Elle s'habilla d'une serviette de bain
aux couleurs chatoyantes et elle esquissa un vague sourire.
- Tu sais bien. Nous, si on veut réussir, il faut coucher. Alors on couche. Mais, vu le contexte, ce n'est jamais de gaieté de cœur, même avec des gens qui nous plaisent. On fait les amoureux extasiés, mais en fait, si je suis dans ton lit, c'est pour avoir le rôle, tu le sais très bien.
- Il ne faut pas voir les choses comme ça. Bien sûr que j'ai besoin de connaître le potentiel de l'actrice... Il y a tellement d'enjeux dans le cinéma... On ne peut pas prendre des risques avec une fille qui serait rétive... En couchant ensemble, on gagne du temps, tu comprends ? Et au cinéma, plus que partout ailleurs, le temps c'est de l'argent. Et puis, alors, la notion de plaisir ? Hein la notion de plaisir ? C'est quand même agréable de faire l'amour. Moi, je me dis même qu'il n'y a rien de plus agréable. Surtout avec quelqu'un comme toi, qui laisse tous les préjugés à la porte.
- Ce n'est pas seulement mes préjugés que je laisse à la porte, c'est aussi ma culotte, ma dignité, et le peu d'estime que j'ai de moi-même.
Il se leva d'un coup et marcha de long
en large, dissimulant sa nudité dans le drap qu'il avait enroulé
autour de lui.
- Là, tu es en train de me faire un film. La pauvre petite qui voulait un rôle et qui est prête à tout. Mais pense une seconde que si tu n'étais pas bonne...
- … au lit ?
- Non, sur le plateau, quand on a fait le casting. Si tu n'étais pas bonne comédienne, chaude au lit ou pas, je ne t'aurais pas prise. Tu es vraiment intéressante dans ton travail. Tu apportes une légèreté, une sorte de naïveté, un côté de toi que j'adore, c'est cette capacité à jouer l'innocence. C'est très rare, tu sais.
- Oui, c'est ça. Dans le film, je joue une sorte de godiche-potiche, naïve et froide, et si je peux jouer ça, c'est parce que je suis chaude au lit. J'aimerais bien un jour qu'on inverse les rôles : un fille chaude sur le plateau et froide au lit. Comme ça. Pour voir.
Il réagit vivement et fouille sur le
bureau pour trouver les affichettes de ses anciens films.
- Comment ça, une fille chaude sur le plateau ? Moi, je ne fais pas de film porno. Tout mon cinéma est basé justement sur l'absence de relation entre les êtres. Tu as vu mes films précédents : les acteurs se touchent à peine, ne se regardent même pas. On arrive au concept exact de la solitude sur une échelle que Bergmann lui-même n'aurait pu envisager.
- Dans ton cinéma, les gens ne se touchent pas. Mais toi, tu m'as caressée dès la fin du casting. Tu as passé ta main sous mon chemisier.
- Oui, mais là, c'est professionnel. Je voulais vérifier le grain de ta peau. Parfois avec la lumière du studio, on peut se méprendre.
Elle se mit à rire, ce qui fit tomber
sa serviette. Elle resta nue pour lui parler en face, bien en face.
- De toute façon, j'étais venue pour le rôle, donc j'étais venue pour coucher. Je me suis dit : avec celui-là au moins, on ne perdra pas de temps. Et d'ailleurs, on n'a pas perdu de temps. Je m'excuse d'être venue avec des sous-vêtements, ce qui a fait perdre quelques minutes.
Il essaya maladroitement de la
rhabiller, mais la serviette ne tenait pas sur son corps satiné.
Peut-être justement à cause de son grain de peau.
- Il y a chez toi une amertume que je n'accepte pas. Enfin, tu es dans la production, bien payée pour une débutante ; on a pris du plaisir à baiser ensemble, même si tu ne veux pas le reconnaître. Il y a des gens plus malheureux que ça, non ? Encore une fois, moi, je fais la part des choses. Tu es une bonne comédienne et c'est pour ça que tu as été engagée. Ca, c'est sur le plan professionnel. Maintenant, il y a le plan privé...
- Le plan cul.
- Et le plan privé n'a rien à voir avec le plan professionnel. Il se trouve que nous nous sommes appréciés, et que nous avons eu envie de prolonger le plaisir de notre rencontre plus intimement.
- Maintenant qu'on a couché ensemble, tu prétends que ça n'a aucun rapport avec le fait que j'ai le rôle. Je ne trouve pas ça très honnête. Assume. Moi, j'assume ma part de vérité et quand j'ai pris ton sexe dans ma main, dans ma bouche et partout ailleurs, je savais ce que je faisais et pourquoi je le faisais. Tu devrais me dire : voilà, il y avait cinq filles qui se sont présentées au casting. Sur les cinq, une ne voulait pas coucher. Une autre avait des boutons. La troisième serait probablement trop timide au lit et la quatrième, je l'avais déjà sautée il y a deux ans. Alors c'est toi que j'ai choisie à condition que... Voilà ! A condition que j'écarte les jambes.
Elle se planta au milieu de la pièce
en écartant bien les jambes dans une pose provocante.
- Oh là là. Avec toi, c'est tout de suite la prise de tête. Tu as fait philo ou quoi ? Je t'assure que je n'ai pas ce genre de plan. Tout est bien plus simple, plus sain, plus naturel. Et d'ailleurs, avec ce film, tu auras peut-être un autre statut. Quand on commence à avoir un nom, on couche que si on veut bien. Et tu verras que tu voudras bien. Parce que c'est la nature de l'homme, on n'y peut rien.
Cette fois son rire se fit plus
espiègle ; elle vint s'asseoir sur le fauteuil en croisant les
jambes.
- Je n'avais pas pensé à cela. Si je couche avec toi, c'est peut-être pour ne plus avoir à coucher après. C'est comme une vaccination en quelque sorte.
- Je peux te citer des noms d'actrices qui n'ont absolument plus besoin de... Mais bon, ce que je regrette, c'est que nous avons passé une nuit géniale et ce matin tu me sers ton petit couplet bien amer sur la situation des actrices... Et c'est dommage, parce que nous allons commencer le travail avec ce ressentiment, cette acrimonie, cette rancœur, voire même cette causticité dont tu veux faire une règle. Le tournage, c'est dans trois heures. Et moi, j'ai besoin de la complicité de tout le monde, et donc de ta complicité.
- Complices, oui, le mot est bien choisi. Parce que si on rencontre la fille qui n'a pas été retenue, on aura bien l'air de complices. Ma pauvre, si tu savais ce que je lui ai fait cette nuit... Je suis vraiment une sacrée comédienne.
- Bon maintenant, ça suffit. Je t'explique que j'ai besoin d'avoir toute mon énergie pour mener un tournage qui se chiffre en millions d'euros. D'accord ? On n'est plus dans la cour de l'école. Si je me plante, c'est la catastrophe pour tout le monde. Pour tout le monde ! Alors, quelque soient tes aigreurs, il faut que tu saches qu'on est dans le même bateau. J'ai besoin d'avoir l'esprit libre. Au lieu de ressasser de vieilles théories féministes, tu devrais plutôt penser à ton rôle. Parce que de toute façon, la société est comme ça et elle ne changera pas du jour au lendemain.
- Je sais, je sais, ce n'est pas demain qu'on arrêtera de coucher...
- Et puis dis-toi bien que si tu dois coucher pour réussir, moi je dois réussir pour coucher, et c'est certainement plus difficile.
Ils retournèrent tous les deux au
lit : le tournage était dans trois heures.
Commentaires
Enregistrer un commentaire