Les temps sont durs

Le quartier semblait désert. Je m'aventurai dans ces petites ruelles. Apparemment, je n'étais ni suivi, ni observé. La boutique était toujours fermée, mais en frappant un certain nombre de coups (sept pour les initiés), elle pouvait s'ouvrir. Le vieux avait reconnu mes pas sur le pavé et il m'accueillit avant même que je ne toque à la porte. Il vérifia tout de même que personne ne m'avait vu entrer.

  • Les temps sont durs, jeune homme, vous savez.
  • C'est gentil de m'appeler jeune homme, mais...
  • Je m'adresse toujours ainsi à ma clientèle masculine. Sinon, je dis : Mademoiselle. Que voulez-vous, un commerçant reste un commerçant et tout son art commence par la flatterie du client.
  • Est-ce qu'on peut parler ? demandais-je à voix basse.
  • Venez par ici.

Il m'introduisit alors dans une pièce plus petite qui lui servait aussi de cuisine et de chambre à coucher. Il mit en marche un petit appareil et l'on entendit la voix de Leonard Cohen. On pouvait alors parler, mais tout pouvait aussi se faire sans un mot. Il me montra ses dernières acquisitions, avec le prix affiché sur la première page. C'était un peu cher pour moi, mais je ne pouvais laisser cet homme sans ressource. Il n'avait certainement rien vendu depuis ma dernière visite. Je me décidai sur une édition bilingue du poète chilien Nicanor Parra.

  • Moi, je veux bien vous le vendre, ce n'est pas le problème, mais c'est risqué.
  • Pourquoi ? Parce qu'il est gros ?
  • Eh oui, comment allez-vous le dissimuler ?
  • Sous ma chemise. Ca me donne un peu d'embonpoint, mais avec un peu de chance, ça passera.
  • Comme vous voulez.

Je lui donnai l'argent qu'il me restait en poche et, avant de partir, j'eus un mouvement vers lui comme pour l'embrasser. Je ne savais pas si je le reverrais un jour. Ses autres collègues avaient disparu l'un après l'autre. La plupart morts de faim et certains en prison. Lui, il avait su être un peu malin et c'est pourquoi il durait encore. Lorsque les inspecteurs sont venus, il a expliqué qu'il ne vendait pas de livres, mais des objets récréatifs. Et il leur avait fait une démonstration. Il avait dans sa plus grande pièces mis ses livres à la façon des dominos en cascade. Une simple pichenette sur la couverture du premier et c'est toute une bibliothèque qui s'écroulait, livre après livre, dans un joli souffle de pages qui se tournaient. Les types de la censure s'en étaient amusés et étaient repartis hilares.

Quant à moi, maintenant, le plus dur rester à faire : rentrer chez moi. Personne ne passait dans ces ruelles, mais justement il était facile de se faire remarquer. En arrivant sur la place, j'aperçus deux policiers et je rentrai précipitamment dans le magasin audio-visuel. Là, des enfants avec des casques consultaient leurs téléphones sous un déluge d'images pornographiques. J'étais bien à l'abri dans cet endroit, mais j'étais encore loin de chez moi. Je sortais donc après avoir acheté une bricole informatique avec ma carte de crédit. La place était libre et je m'enfonçais dans ma rue lorsqu'une prostituée m'arrêta :

  • Alors mon joli, on n'est pas si pressé tout de même. (oui, mon joli, toujours la flatterie du client)
  • Si, justement, je suis assez pressé aujourd'hui.
  • Mais dis-donc, tu as l'air d'avoir un bon paquet dans la culotte. (il faut dire que dans mon empressement à rentrer chez moi, le livre avait glissé)
  • Oui, enfin oui... Mais c'est la nature, vous savez...
  • Si tu es si bien équipé, c'est moitié-prix. Ah moi, je suis comme ça. Je ne lésine pas.
  • Non merci, madame.

A ce moment-là, un policier arriva et s'invita dans la conversation.

  • Qu'est-ce qu'y-a-t-il, Romancha ? Le monsieur t'ennuie ?
  • Non, mais il ne veut pas monter alors qu'il est bien monté.
  • Laisse tomber, ma grosse. Je vais te prendre là contre la porte et tu ne vas pas le regretter.
  • Ouais, mais avec toi, c'est toujours gratos.
  • Il faut bien aider la police, tu n'es pas d'accord ?
  • Bien sûr, mais...
  • Surtout que nous, on est vigilant jour et nuit. Tiens, je viens de tomber sur un type qui avait un livre dans sa poche. Putain de bon dieu, je lui ai foutu une de ces roustes et je lui ai fait bouffer page par page.

Je m'éloignai discrètement pendant que le couple se formait dans un soupir de soulagement pour l'un et de dépit pour l'autre. Je rentrai chez moi. Ma petite amie venait de se piquer : une bonne dose d'héroïne. Elle flottait un peu dans l'air fétide, mais dès qu'elle vit le livre, elle m'apostropha.

  • Putain de merde, c'est ma dernière dose, j'ai plus un radis, plus un fléch... Et toi, tu claques ton fric dans des conneries de bouquins qui peuvent te rapporter des années de taule, mais tu es con ou quoi ?
  • Mais Lucile enfin... Avant tu aimais lire toi aussi... Souviens-toi de Huysmans...
  • Maman, Papa ! Venez voir ! Régis a encore acheté un bouquin. C'est vraiment un connard. Un connard et un salaud ! Si on se fait fouiller l'appartement, on est bon pour la prison, bordel !

Les parents de Lucile sont entrés l'air grave et m'ont regardé avec pitié et dédain. Son père m'a arraché le livre après une courte bagarre ; je n'ai pu agripper de mes ongles qu'une page. Et il est allé le brûler. Et pendant que sa mère aidait Lucile à se masturber (sous l'emprise de l'héroïne, elle en ressent un besoin impérieux), je me mis à lire le seul poème de Nicanor Parra que j'avais pu sauver dans le feu de l'action et de l'action du feu  :



NOTRE PERE

Notre Père qui es aux cieux

Plein de toutes sortes de problèmes

Le sourcil froncé comme si tu étais

Un vulgaire homme ordinaire

Ne pense plus à nous.



Nous comprenons que tu souffres

De ne pas pouvoir arranger les choses.

Nous savons que le Démon n'arrête pas de t'embêter

En déconstruisant ce que tu construis.



Il se moque de toi

Mais nous, nous pleurons avec toi ;

Ne fais pas attention à ses rires diaboliques.



Notre Père qui es où tu es

Entouré d'anges déloyaux

Sincèrement : ne souffre plus pour nous

Il faut que tu te rendes compte

Que les dieux ne sont pas infaillibles

Et que nous, nous pardonnons tout.




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