Frère d'âme de
David Diop
Il s'agit d'un des quatre auteurs qui
prétendent au prix Goncourt qui sera décerné mercredi. David Diop
a grandi au Sénégal et il est actuellement maître de conférence à
l'université de Pau. Il était donc tout naturel qu'il raconte cette
histoire de tirailleurs sénégalais, ces « Chocolats d'Afrique
Noire », lors de la première guerre mondiale. Et c'est très
intéressant cette vision africaine du carnage européen.
Tout est vu et perçu par les yeux
d'Alfa Ndiaye. Son ami d'enfance, Mademba Diop, s'est engagé comme
lui pour « sauver la mère-patrie, la France », mais il
est vite blessé à mort, éventré par une baïonnette allemande,
« les tripes à l'air, comme un mouton dépecé par le boucher
rituel après son sacrifice .... »
Alors Alfa
réfléchit au sens de cette guerre et se dit même que c'est la
première fois qu'il réfléchit. Jusqu'ici, il a l'impression qu'on
a pensé pour lui.
Par
la vérité de Dieu, maintenant je sais. Mes pensées
n’appartiennent qu’à moi, je peux penser ce que je veux.
Mais je ne parlerai pas. Tous ceux à qui j’aurais pu dire
mes pensées secrètes, tous mes frères d’armes qui seront
repartis défigurés, estropiés, éventrés, tels que Dieu
aura honte de les voir arriver dans son Paradis ou le Diable se
réjouira de les accueillir dans son Enfer, n’auront pas su
qui je suis vraiment. Les survivants n’en sauront rien, mon
vieux père n’en saura rien et ma mère, si elle est toujours
de ce monde, ne devinera pas. Le poids de la honte ne
s’ajoutera pas à celui de ma mort. Ils ne s’imagineront
pas ce que j’ai pensé, ce que j’ai fait, jusqu’où la
guerre m’a conduit. Par la vérité de Dieu, l’honneur de
la famille sera sauf, l’honneur de façade.
Je sais maintenant, je te jure que j’ai tout compris quand j’ai pensé que je pouvais tout penser. C’est venu comme ça, sans s’annoncer, ça m’est tombé sur la tête brutalement comme un gros grain de guerre du ciel métallique, le jour où Mademba Diop est mort. |
Et cette réflexion l'emmène dans une
surenchère de violence, au point qu'il rapportera après chaque
assaut, un fusil ennemi avec la main encore crispée dessus et coupée
à la machette. Huit fois de suite. Au moins qu'il finit par faire
peur à son propre régiment et qu'on l'envoie à l'arrière pour se
reposer. Mais là encore, il ne pense qu'à son « frère
d'âme »... La fin de ce court roman est d'une mélancolie
aiguisée par les souvenirs de sa terre natale, avec notamment une
très belle évocation de son père, les émois de son premier amour,
la réminiscence des légendes de son enfance, la nostalgie d'un pays
perdu. Tout est mélangé, cruauté inconsciente et poésie subtile.
Enfin, l'auteur réussit ce tour de force de parler avec la langue
d'un Sénégalais analphabète et cela met une distance définitive
avec notre vision de cette première boucherie mondiale.
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