Le grand Camisares del
cloaco
L'arène, éclatante de
couleurs vives et de musiques violentes, était redevenue le centre
de la cité. Et avec les moyens modernes de diffusion, en quelque
sorte, le centre du monde. Les spectateurs au soleil ne payaient
qu'une modeste participation ; ceux qui étaient à l'ombre
profitaient de tous les services offerts et inclus dans le prix du
billet. On leur proposait boissons fraîches et repas légers ;
des cireurs de chaussures et des masseuses étaient également à
leur disposition. Par-dessus le grillage qui séparait les deux
publics, les vendeurs à la sauvette pouvaient à la rigueur jeter
des cacahuètes aux plus déshérités en échange d'une menue
monnaie. Mais c'était la seule concession que l'on faisait aux
pauvres qui croulaient sous le soleil. Pour les gens les plus
fortunés, il y avait aussi des loges, où se glissaient suavement
quelques prostituées.
Evidemment tout le monde attendait le
spectacle avec la même impatience. Voilà ce qu'un philosophe avisé
aurait pu remarquer s'il avait daigné se déplacer :
l'impatience n'est pas un marqueur de classe. Alors bien sûr, cela
ne se manifestait pas de la même façon. Au soleil, on claquait des
pieds sur les gradins ce qui faisait un bruit sourd. A l'ombre, les
doigts pianotaient nerveusement sur la rambarde dorée dans un
frôlement distingué.
Enfin, un roulement de tambours fut
perceptible et c'était pour les initiés le début des festivités.
Bien entendu, il fallut pourtant passer par la longue liste des
sponsors et parrains de la manifestation. Et tous devaient être
remerciés avec la même courtoisie et les mêmes grands sourires des
hôtesses en talon-aiguilles et coiffes patriotiques. Et puis, il y
eut ce moment toujours aussi émouvant quand l'archevêque vient
donner sa bénédiction entouré d'enfants de chœur à genoux.
Mais on savait que le spectacle était
imminent après l'éminence.
Un grand silence se fit. Puis on ouvrit
la grande porte et en sortit le grand Camisares del Cloaco. Il avait
à son actif tellement de victoires qu'on ne les comptait plus. Il
était vêtu d'un superbe habit de lumière qui éblouissait. Après
lui, venaient les gardiens, les dresseurs, les médecins légistes ou
pas, les soigneurs, les policiers déguisés en picadors sur leurs
chevaux bardés de fer. C'est alors que retentit un violent coup de
gong. Tout le monde s'éclipsa dans les abris, à part Camisares. De
l'autre côté de l'arène s'ouvrirent alors les larges portes
blindées. Le public retint son souffle, mais laissa échapper un
ho ! d'admiration anticipée.
La bête sortit avec élan et élégance.
C'était un magnifique mâle. Un rhinocéros gigantesque. Il laissait
sur le sable l'empreinte de ses pattes monstrueuses. Sa corne avait
était décorée d'une couronne de laurier et cela lui donnait un
petit air de champion olympique. Le grand Camisares le laissa
souffler et s'essouffler dans la chaleur de l'après-midi. Un picador
se présenta avec un bazooka et le rhinocéros dût essayer une
première charge du lance-flamme. Il fut un peu brûlé sur le
poitrail et l'on sentait cette bonne odeur de grillé jusqu'en haut
des gradins. Camisares entra alors en jeu. Dans un premier temps, il
devait enlever à la bête la couronne qui entourait sa corne. Avec
une habileté dont il a le secret, mais aussi avec la complicité des
dresseurs qui occupaient le rhino avec des seringues grosses comme
des clystères, il réussit d'un geste d'une élégance rare à ravir
ce nouveau trophée. Il y eut encore quelques passes assez réussies
et l'on faisait tourner en bourrique le rhinocéros qui cependant se
rebella brusquement et chargea un cheval. Cela provoqua un grand
bing, car les chevaux sont complètement harnachés de plaques
métalliques. Et la bête sauvage resta étourdie un instant. Puis,
pour éviter un autre incident, on ajouta des tranquillisants aux
sédatifs.
Il restait au grand Camisares del
Cloaco a finir le travail dans l'enthousiasme général. Il le fit
avec cette désinvolture qui sidère toujours même les plus blasés.
Il s'approcha du rhinocéros et lui projeta une grenade dans la
gueule avec une telle promptitude que l'animal ne se rendit compte de
rien jusqu'au moment où sa tête éclata dans un fracas
d'applaudissements. La corne fut projetée à plusieurs mètres en
hauteur et récupérée au vol par la maestro avec maestria. Les
bravos et les vivas n'en finissaient plus.
Enfin, cela c'est ce qu'ont vu les
spectateurs à l'ombre. Ceux qui étaient au soleil, furent d'abord
obligés de cligner des yeux quand Camisares apparut car son habit et
ses paillettes les aveuglait considérablement. Et le reste du
spectacle, ils ne purent que l'apercevoir en ne laissant qu'un mince
filet de lumière pénétrer leurs pupilles. Aussi, ils étaient
persuadés, à la sortie, d'avoir vu un boucher charcuter un petit
cochon de lait.
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