Mille e tre

Quand on se demande combien de conquêtes féminines il faut mettre au crédit de Don Juan, on se réfère au livret de Da Ponte pour l'opéra de Mozart, Don Giovanni. Leporello, qui tient la comptabilité, parle de mille trois femmes qu'il répartit sur plusieurs pays. Il est un fait que mille est un chiffre qui a la résonance de l'infini. On parle de mille ennuis, des mille et une nuit...

Mais enfin 1003 femmes pour un séducteur dont c'est l'unique passe-temps, ce n'est pas tant que ça. Si on ne lui accordait ne serait-ce qu'une vingtaine d'années d'activité sexuelle, cela fait une cinquantaine de femmes par an. En gros une par semaine. Avec la réputation et le renom de Don Juan, ce ne doit pas être une affaire.

Maintenant si l'on considère que 1003 est un chiffre clos, la question intéressante est de savoir ce qu'il en est de la 1004ème femme, celle qui n'a pas cédé au séducteur.



DON JUAN – A combien j'en suis, Leporello ?

LEPORELLO – 1003, Monsieur.

DON JUAN – 1003 ! Pas mal ! Ca va se chanter ce chiffre-là, je le sens. Confiez cela à un Italien et vous verrez : mille e tre, mille e tre...

LEPORELLO – Mais il faudrait tout un opéra pour raconter vos exploits, Monsieur.

DON JUAN – Bien sûr, un opéra, mais ce qui me chagrine un peu, c'est que ça finit souvent mal. La mort rode à partir du quatrième acte.

LEPORELLO – Alors une opérette.

DON JUAN – Tu n'y penses pas, benêt que tu es ! Une opérette ! Pourquoi pas une pièce boulevardière ! Tu n'as jamais compris la grandeur de la personne que tu as la chance de servir. Une opérette ! Il n'y a rien de tragique dans une opérette, espèce de rat de taverne.

LEPORELLO – Moi, ça m'arrange plutôt qu'il n'y ait rien de tragique.

DON JUAN – Seulement voilà, tout est tragique. Le père que je suis obligé de tuer, la fille qui se réfugie au couvent parce qu'elle n'a plus d'autre choix, le mari qui se suicide...

LEPORELLO – C'est parce que vous poussez toujours la plaisanterie jusqu'au bout. Une femme ou une fille vous plaît. Il vous la faut. Alors tout est permis pourvu que vous arriviez à votre fin.

DON JUAN – A mes fins, imbécile. A ma fin, ça n'a pas le même sens. Mais laisse-moi un peu, gros tas ignare. Je distingue dans la brume celle qui viendra ce soir se plier à ma gymnastique corporelle.

LEPORELLO – Je vais prendre une table dans cette taverne pour dresser une nouvelle ligne à mon catalogue. Enfin, je vous dire : à votre catalogue.

DON JUAN – Bonjour Mademoiselle. Je vous ai vu de si loin qu'il me semble qu'hier déjà je vous ai vue venir.

1004ème – Bonjour. A qui ai-je l'honneur ?

DON JUAN – Don Juan Tenorio, pour vous servir.

1004ème – On se connaît ?

DON JUAN – Depuis un instant. Mais cet instant est celui qui fait basculer ma vie.

1004ème – Don Juan... Don Juan... Ca me dit quelque chose ce nom-là.

DON JUAN – Ma famille a un certain renom dans la région.

1004ème – On ne s'est pas vu au bal des pompiers ?

DON JUAN – Certainement pas, car le feu qui me dévore en vous voyant est loin d'être éteint.

1004ème – C'est pas vous que j'ai vu jouer à la pétanque dimanche sur la place ?

DON JUAN – Non plus. Mon jeu de boules se réduit à sa plus simple expression.

1004ème – Pourtant, je suis sûre de vous avoir déjà vu quelque part. Ma main à couper.

DON JUAN – Ne faites pas cela, malheureuse !

1004ème – Et si c'était chez le charcutier de la rue d'Epoisse ? J'y vais souvent, vu qu'il me fait des réductions.

DON JUAN – Réduction ? Moi, je suis plutôt pour l'agrandissement.

1004ème – Mais vous voulez quoi, au fait ?

DON JUAN – Passer juste un moment avec vous.

1004ème – Pourquoi faire ?

DON JUAN – Mais tout est possible ! Il suffit de proposer.

1004ème – Vous seriez pas du genre dragueur ? Je dis ça, parce que j'aime pas trop.

DON JUAN – Vous m'humiliez si vous pensez que j'ai de si noirs desseins.

1004ème – Mais si, maintenant, je me souviens. On s'est rencontré au marché aux poissons.

DON JUAN – Au fond, peu importe où nous nous serions déjà vus, dans une autre ville ou dans une autre vie. Ce qui compte, c'est que nos deux cœurs soient proches l'un de l'autre à l'instant où je vous parle. Et c'est ce cœur qui fait si gracieusement soulever votre sein.

1004ème – Mais ça, c'est quand même un peu de la drague, non ?

DON JUAN – Pas du tout. Moi, je parle de vous épouser, ni plus ni moins.

1004ème – Vous n'êtes pas marié ?

DON JUAN – Si. C'est pourquoi je sais de quoi je parle quand je propose le mariage.

1004ème – Ca n'a pas l'air simple avec vous. Vous ne préfériez pas qu'on tire un coup à l'hôtel d'en face ? Après on verra bien, déjà si on s'entend, sexuellement je veux dire.

DON JUAN – Mais vous vous rendez compte de ce que vous dites !

1004ème – Enfin quoi, une partie de jambes en l'air qui ne fait de mal à personne, ça n'a rien de tragique !

DON JUAN – Rien de tragique ! Mais ce n'est pas possible, ça ! Adieu.

1004ème – Je m'en souviendrai de ce radin-là. Payer une chambre d'hôtel, c'est pas la mer à boire.

LEPORELLO - (arrivant en courant avec son catalogue à la main) 1004 ?

DON JUAN – Mille e tre...

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