Le premier sourire de la
matinée
L'homme se promenait le long du canal.
De temps en temps, il regardait derrière lui. Il n'y avait personne,
mais tous les cinq pas, il se retournait pourtant. Il s'enfonçait
toujours plus loin dans la brume. Quand il se trouva à bonne
distance de son point de départ, il fit une pause. Il jeta un regard
sur l'eau blafarde qui s'écoulait sans remous. Le vent bien humide
de novembre le faisait frisonner. Il s'approcha un peu plus près du
bord bétonné. Il resta ainsi immobile ; on avait l'impression
qu'il gonflait ses poumons de l'air ambiant. Puis il se recula de
quelques pas. Il fit encore une pause assez longue en inspirant très
fort. Enfin, il prit son élan et courut vers le canal. Au moment de
se jeter dans l'eau glacée, il s'arrêta net, en équilibre sur la
pointe des pieds, à deux doigts de basculer.
Il reprit ses esprits ; on
n'entendait pas ce qu'il disait, mais il se parlait à lui-même,
pour s'encourager probablement. On peut-être pour se décourager.
Après un temps de réflexion, il prit un grand mouchoir dont il se
servit pour faire un bandeau pour les yeux. On le vit prendre à
nouveau quelques pas d'élan, mais cette fois encore il s'arrêta.
Quand il ôta son mouchoir, il s'aperçut qu'il était bien plus loin
de bord qu'il ne l'aurait cru. Avant de le remettre dans sa poche, il
s'essuya le visage. Avait-il pleuré ou simplement s'était-il
mouché ?
Brusquement, il lui prit l'idée de se
déshabiller. Il eut du mal de se défaire de ses chaussures ;
les lacets mouillés par la bruine résistaient à ses doigts gourds.
Ensuite, ce fut très rapide : imperméable, pull, chemise,
pantalon, slip et chaussettes composèrent un petit tas, un tache
grise sur l'herbe fanée. Il se frappait sur les avant-bras pour se
réchauffer ; il se donnait de petites claques sur tout le
corps. On l'entendit alors crier : « Merde à Dieu ! »
et il s'élança. Mais peu habitué à marcher pieds nus
probablement, il heurta une petite pierre qui le blessa à la
cheville et tomba sur le côté. Il récupéra son mouchoir pour
essuyer le sang qui coulait légèrement. Il se fit ainsi tout en
tremblant de tous ses membres, un bandage qu'il maintint serré. Et
il décida de se suicider avec ses chaussures pour éviter un nouvel
incident. Sans remettre ses chaussettes, juste les enfiler. Il sembla
avoir repris courage pour effectuer le saut fatal. Il s'élança à
nouveau, mais comme il n'avait pas pris le temps de relacer les
souliers, le pied droit marcha sur le lacet du pied gauche. On
imagine la suite. La tête vint cogner le bord en béton, et il
perdit conscience.
Quand il se réveilla, il ne comprit
pas tout de suite ce qu'il s'était passé. Il pensait que c'était
fait, qu'il était passé de l'autre côté du miroir. Mais non, il
s'en aperçut vite, car il avait de plus en plus froid. Il resta un
moment assis pour retrouver tous ses esprits, et c'est alors qu'il
vit sur la berge d'en face, de l'autre côté du canal, une fille qui
prenait de l'élan pour se précipiter dans l'eau verdâtre. Mais
comme lui, elle s'arrêtait, faisait quelques pas en arrière pour
s'élancer de nouveau, sans plus de réussite. Il observa son manège.
Elle décida elle aussi de se déshabiller. Elle cria : « Zut
au Seigneur ! » Et elle plongea...
Il plongea lui aussi, la récupéra
comme il put, car il ne savait pas mieux nager qu'elle. Une fois sur
le bord cimenté, nus et transis, ils échangèrent leurs premiers
sourires de la matinée...
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