Après l'enfer de la nuit, le paradis du matin

Ouais, la nuit, vraiment, est trop peuplée d'histoires
de monstres pachydermiques à ailes et à nageoires,
de sales bestioles qu'il ne fait pas bon rencontrer
surtout le soir quand sortent diablement excités
rats en goguette et gros chiens en chaussettes rayées ;
ils ne rentrent que dans mes rêves sans trêve,
mais moi si je savais que ce n'est qu'un rêve
je me réveillerais, ce qui ne se produit pas.
Par moment, si : je me réveille de ce trépas,
mais pour changer de position sur le monde :
de droite vient à gauche le monstre immonde ;
les affaires réglées depuis bien longtemps abondent
et reprennent leurs cours maléfiques aussitôt
et je reçois des balles et des coups de couteau
dans le dos : va savoir qui a tiré de tous ces salauds!
Toujours blessé et jamais vraiment mort,
quelquefois enterré et toujours pas mort,
et même mort je sais que je respire encore.
Cauchemar pesadilla nightmare nachtmerr
l'angoisse stupide de mourir à l'étranger ;
des femmes-poissons et des hommes-grenouilles
s'occupent de mon sexe comme d'une anguille
et au moment où ils vont culbuter ma quille
le mal des profondeurs me fait cracher ma pastille
étouffé par un tsunami inamical et ravageur,
alors il faut remonter à la surface, au surfeur
qui balance sa planche à repasser le nageur,
recroiser le requin qui cherche ses dents acérées,
la pieuvre calamité de calamar et la murène zébrée
montent le long de mes cuisses que j'ai serrées.
Enfin la plage, me dit-on, dans l'oreille interne ;
je suis donc hors de danger sur la terre ferme
mais voilà le serpent à plumes drapeau en berne
tout droit dressé et hérissé sur le réveil-matin
et c'est seulement alors que le réveil m'atteint.
Surtout ne pas se rendormir... Quoi il n'est qu'u...
Il est si tôt que cela avec tout ce que j'ai vécu !
Alors tout va recommencer, tout va reprendre
ouais, ils piaffent et je vais devoir me rendre :
les crocs antédiluviens n'ont perdu qu'une canine
qui se trouve au musée d'anthropophagie maritime,
tout le reste est intact ; l'usure n'a pas de prise
sur la méchanceté après onze heures précises
et il n'y a pas de budget pour inventer sans tarder
la pilule qui empêche de rêver, de cauchemarder
Il faut se résigner et se laisser envahir d'abord
par une douce quiétude trompeuse, mais alors
on a mis le pied dans l'engrenage subtilement huilé,
le doigt dans la souricière minutieusement armée,
la tête reste suspendue juste l'espace d'un gibet... 


Et puis d'un coup brumeux vient le matin
à peine debout me voilà dans le jardin
l'herbe se laisse caresser comme le chien
au loin les corbeaux saluent d'un œil de jade
le pain béni le grain recueilli le lait en jatte
c'est ainsi que s'organisent la ronde des poules
le défilé de 14 juillet des canards qui se saoulent
de salades et la vitalité contrariée de la truie
me voilà dans ce paradis de fleurs et de fruits
c'est pour moi que tout cela existe sans bruits
sans autre fanfare que celle du coq fanfaron
j'écoute le cri minuscule du dernier caneton
l'oie sauvage survole la manif des moutons
se pose dans un froissement délicat soyeux
bat la campagne d'un air résolument joyeux
et ne sait en quelle compagnie elle mangera
peut-être ce sera celle des souris et des rats
brebis et béliers demandent du rab de pain
l'air vif me tourne autour comme un essaim
j'emporte la saveur mélancolique du seringat
pour apaiser le nez de la dose trop forte de lilas
la rosée est douce on dirait une urine d'enfant
les ovins accrochent sur les fils en passant
des bouts de laine ce sont de vieux fermiers
qui laissent leurs capotes au clou rouillé
il faut compter les moutons non pas la nuit
pour s'endormir mais le jour si l'un fuit
tous les autres suivent foi de Panurge
et il faut aussitôt les rattraper ça urge
pourtant le placide mouton ne se sauve jamais
même avec la barrière grande ouverte, mais
il reste à connaître la dernière bêtise caprine
car les chèvres se barrent et s'éparpillent
même quand le portail est fermé d'une cheville
Dieu surveille si je m'approche du pommier
de la reconnaissance pour en faire mon miel
mais je passe indifférent à la tentation matinale
dans mon paradis j'ai l'allégresse machinale
je jette simplement un regard un peu égrillard
aux anges qui se lavent le cul dans la mare
ignorés du héron qui attend sereinement
la fin des clapotis-clapotas du grouillement
d'auréoles pour attraper sa vive grenouille
se sont sauvés les bestioles qui ont la trouille
le renard est déjà endormi dans sa hutte
près de ses proies acquises de haute lutte
la belette relit au fond de son lit La Fontaine
tous les animaux de ma planète par centaines
sont contents de moi et moi je suis fier d'eux
de tout ce qu'ils me donnent sans parler des œufs
Après l'enfer de la nuit le paradis du matin
je peux rentrer prendre café et bout de pain. 


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