Il y a des profs à qui on
peut dire merci
Je ne lisais pas. Le troisième
trimestre, j'allais rarement en classe. Un des professeurs avait
écrit sur mon carnet scolaire : « Déserte quelquefois
les cafés pour assister aux cours ». Il faut dire que c'était
à Boulogne-sur-Mer et que justement il y a la mer. Nous partions le
matin comme pour aller au lycée, dans nos cartables il n'y avait
qu'une serviette de bain, et nous nous retrouvions à la plage. Les
cabines étaient bien pratiques pour héberger nos amours juvéniles.
Et puis il y avait aussi les cafés et leurs flippers, les cafés et
les jeux de cartes, les cafés et les discussions. On ne parlait pas
de notre avenir ; on n'en imaginait aucun. Mais évidemment
notre sujet de prédilection, c'était les filles. Nous étions
cependant fort sages, en étant persuadés avoir été fort audacieux
après un baiser un peu prolongé. Quand il pleuvait et que la mer
était mauvaise, nous allions au cinéma. Mais le plus souvent nous
passions nos après-midi à la plage et nous terminions par la
piscine pour ne pas emmener du sable chez nos parents qui seraient
devenus suspicieux.
Tout cela a duré un moment jusqu'au
jour où le prof de français est venu au café de l'Horloge qui
était notre QG pour me voir.
- Vitse, aujourd'hui il faudrait que vous veniez au cours.
Il m'a dit cela avec un sourire
avenant, sans que ce soit une injonction ou un ordre. J'ai appris par
la suite que parfois ce professeur faisait en sorte que je
n'apparaisse pas sur la liste des absents. Bref, comme on dit, il
m'avait à la bonne. Dans l'état d'esprit que j'avais à l'époque,
s'il m'avait sermonné et exigé ma présence d'une façon
autoritaire, il y avait peu de chance que je l'écoute. Mais il
s'était adressé à moi comme à un adulte avec une grande douceur.
Les autres insistaient pour que je reste avec eux:
- Hé, fais pas le con ! On va bien se marrer... D'ailleurs, t-as vu, il a dit ça comme ça, sans trop y croire lui-même.
Je suis allé au cours. Il a parlé de
Montaigne. J'ai découvert un monde que j'ignorai complètement :
la littérature. En une heure (d'ailleurs c'était plutôt 45
minutes), il m'a ouvert à une émotion qui m'a paru plus forte que
tout ce que je connaissais jusqu'alors. A la fin du cours, il est
venu me voir.
- Vous ne regrettez pas votre partie de flipper ?
- Oh si ! Ai-je dit dans un rire qui montrait bien que je pensais tout le contraire.
Je suis retourné plusieurs à ses
cours à lui. En fait, j'avais le sentiment que pour la première
fois un adulte me prenait au sérieux. Alors, avec la naïveté qui
était un de mes traits dominants, j'ai voulu lire. Mes parents
recevait un hebdomadaire « L'Express » et il y avait dans
les dernières pages le classement des meilleures ventes de livres.
En tête des ventes :« Les Cavaliers » de Joseph
Kessel. J'ai demandé à mes parents de me l'acheter en prétendant
que le professeur avait demandé qu'on le lise. C'était un gros
livre de 400 ou 500 pages, édité chez Gallimard. Je suis arrivé le
jour suivant au café avec ce bouquin sous les quolibets de mes
copains qui s'esclaffaient les uns après les autres. J'ai encore
joué un peu au flipper, un peu à la belote, mais le plus clair de
mon temps de café, je l'ai passé alors avec Kessel et ses cavaliers
devant un verre de diabolo.
Puis je suis retourné voir mon prof,
je lui ai parlé de ma lecture. Il a souri et m'a dit : « Vous
devriez aller suivre d'autres cours maintenant. Pas seulement les
miens. Si vous lisez, vous y prendrez aussi du plaisir, je pense.
L'histoire notamment et la géographie. Dans les Cavaliers de Kessel,
il faut tout de même savoir de quelle époque il est question et où
se trouve l'Afghanistan. Vous savez, c'est comme une bobine qu'on
déroule, vous avez pris le premier fil, celui qu'il ne fallait pas
manquer, et le reste viendra tout seul. » Il me laissa en me
prêtant un livre de Dostoïevski et l'année suivante, contre toute
attente, je passais mon bac avec une mention « assez bien ».
je suis au milieu du troisième rang en pull clair |
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