Jorge Luis Borges
Extraits d' « Essai
d'autobiographie »
Mon père était très intelligent et, comme tous les gens intelligents, très bon. Un jour il me dit de bien regarder les soldats, les uniformes, les casernes, les drapeaux, les églises, les prêtres et les boucheries, car tout cela allait bientôt disparaître et je pourrais ainsi raconter à mes enfants que j'avais vraiment vu tout cela. La prophétie ne s'est pas encore réalisée, malheureusement. Mon père était un homme si modeste qu'il aurait voulu être invisible.
…..............................................................
La soi-disant nouvelle génération espagnole nous invite à établir à Madrid le méridien intellectuel de notre Amérique. Toutes sortes de motifs nous invitent à refuser avec enthousiasme cette invitation. Madrid ne nous comprend pas. Comment pourrait-elle nous comprendre ? Que peut-elle savoir de la terrible espérance que nous vivons, nous autres, les Américains ? Il faut voir les faits en face. Ni à Montevideo, ni à Buenos Aires, que je sache, il n'y a de sympathie hispanique.
Pour ce qui est des forces spirituelles, il manque la preuve que les exportations de l'Amérique sont inférieures à ses importations. Par exemple, il y a plus d'un demi-siècle que la poésie lyrique française vit de Whitman et d'Edgar Allan Poe. L'Anglais peut bien répéter My country, right or wrong, mais il n'identifie point les intérêts de l'univers à ceux de l'Empire britannique. L'Italien joue à la pure latinité. L'Espagnol exige que nous nous souvenions de temps en temps qu'il est un hidalgo qui a connu des jours meilleurs. En revanche, le Français est l'homme qui identifie le destin de l'univers à celui de la sous-préfecture. D'autres nations perdent une guerre et disent : « Malchance ! ». Le Français ne conçoit pas que l'occupation de Ménilmontant par une compagnie de sapeurs réservistes de Mecklenburg ne soit pas une catastrophe cosmique. D'où le risque que nous intervenions, nous aussi, pour faire bonne figure.
…............................................
En 1946, un président dont je ne veux pas me rappeler le nom vint à la présidence. Un jour, peu après son accession à la présidence, je fus honoré de la nouvelle que j'avais été renvoyé de la bibliothèque pour être « promu » à l'inspection de la volaille et des lapins sur les marchés publics. Je me rendis à l'Hôtel de Ville pour savoir ce que tout cela voulait dire. « Ecoutez, dis-je, c'est un peu bizarre que parmi tant d'autres employés de la bibliothèque on m'ait choisi, moi, comme étant digne d'occuper ce nouveau poste. » « Mais, me répondit l'employé, à quoi pouviez-vous vous attendre ? »
Commentaires
Enregistrer un commentaire