Adan Buenosayres de Leopoldo Marechal
Il est rare que, parmi les écrivains
argentins, quelqu'un se soit montré si vaillamment loyal au monde
environnant, aux choses qui sont là tandis que j'écris ces mots,
aux idées et aux sentiments qui se heurtent à moi, qui me
constituent, qui sont ce que je suis dans la rue, dans mon entourage,
dans le tramway, dans mon lit. Marechal entre résolument dans une
voie maintenant inévitable si l'on veut écrire des romans
argentins.
Julio Cortazar
Juancho et Yuyo, après une longue suite de brigandages, s'en étaient lassés et, renonçant à l'action, causaient gentiment de divers sujets sacrés et profanes. Et comme une idée en entraîne une autre, voilà que Juancho se met à faire l'éloge de l'équipe du Racing et de sa fameuse ligne d'attaquants ; Yuyito, le front ombrageux, exalta le onze de San Lorenzo de Almagro et, en cet hommage, brûla ses meilleurs encens. Ils ont des mots : laissant là l'éloge de ses champions, chacun se risque à de périlleux invectives, et Juancho soutient que les joueurs de San Lorenzo sont onze empotés et serine la pâtée que Racing vient de leur flanquer. Entendant pareil blasphème, Yuyo sent sa gorge se nouer ; sans perdre son calme, il ressasse les trois pralines d'heureuse mémoire que San Lorenzo a fait avaler à Racing dans le stade de Boca Juniors. Dieux éternels ! Qui saura décrire l'indignation qui gagne Juancho lorsqu'on lui assène ces trois pions haïssables ? Sans mot dire, il applique sa droite sur la mâchoire de Yuyo puis entreprend une retraite aussi honteuse que véloce. Mais Yuyo n'est pas manchot : son œil infaillible a mesuré l'avance que l'agresseur a prise et, ne pouvant le rattraper, il s'empare d'une grosse pierre et la lui jette avec une violence telle que, s'il avait fait mouche, il l'aurait précipité à coup sûr dans le ténébreux Hadès. Mais la Junon aux yeux de bœuf, qui depuis longtemps nourrissait une divine rancoeur contre Racing, avait dévié le projectile vers la vitrine de « La Buena Fortuna » ; le carreau avait volé en éclats et le Rital Luigi était sorti dans la rue en poussant de hauts cris.
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