Jorge Luis Borges



Rue inconnue
Pénombre de la colombe
était le nom que les Hébreux donnaient à l'approche du soir,
quand l'ombre ne gêne pas encore nos pas
et que la venue de la nuit se ressent
comme une musique attendue et ancienne,
comme une douce pente.
A cette heure où la lumière
a une finesse de sable
je me trouvai dans une rue ignorée,
noblement ouverte en large terrasse,
dont les corniches et les murs montraient
des couleurs tendres comme le ciel même
qui émouvait le fond.
Tout – la banalité des maisons,
les modestes balustrades et les heurtoirs,
peut-être un espoir de jeune fille aux balcons -
entra dans mon cœur inutile
avec une limpidité de larme.
Peut-être était-ce cette heure du soir argenté
qui donnait sa tendresse à la rue,
la rendant aussi réelle qu'un vers
oublié et recouvré.
Plus tard seulement je fis réflexion
que cette rue du soir m'était étrangère,
que toute maison est un candélabre
où les vies des hommes brûlent
comme des cierges isolés,
que chacun de nos pas immédités
marche sur des Golgothas.


Ferveur de Buenos Aires (1923)
traduction de Jean-Pierre Bernès et Nestor Ibarra

https://www.youtube.com/watch?v=LbJ_tCTGjtU

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