Ricardo Monti
Né
Buenos Aires en 1944, auteur d’essais littéraires et d’une
quinzaine de pièces, toutes créées en Argentine et dans la plupart
des pays d’Amérique latine. Certaines sont traduites en allemand,
anglais, français et en italien. Il est aussi co-scénariste,
metteur en scène. Il a adapté pour le théâtre Marelle
de julio cortázar (spectacle invité dans plusieurs festivals
et La Muerte en Venecia (la mort à Venise) de Thomas
Mann (en cours de création). il a obtenu de nombreux prix dont
Argentores, Florencio sanchez…et Carlos Arniches (en Espagne). Il
est mort cette année 2019, le 5 juillet.
Je
ne te lâcherai pas avant que tu me bénisses (1999)
Une
chambre d'hôtel. Roca, un garde du corps, attend la venue du
président argentin. Apparaît un travesti prétendant être Sarah
Bernard. Est-elle vraiment là? Est-elle dans la tête du garde du
corps? Et si elle était la réincarnation du fils de Roca mort
suicidé quelques années auparavant à la suite du rejet de son
père?
SARAH
Je n'ai pas eu tant d'ovations. Ce furent de véritables échecs
commerciaux. Les gens pensaient toujours que je leur tendais un
piège. Les imprésarios ont commencé à me haïr.J'ai descendu les
échelons. J'ai fini dans un hangar lugubre, là où vous avez fait
ma connaissance...
ROCA
- Non, je vous connaissais avant, Sarah. C'est là que j'ai vu en
vous mon double. Pour dire mieux, mon maître, et le complément
nécessaire de ma propre grandeur.
SARAH
– Oui, mais les temps nous ont été funestes, Roca. Au moins, pour
moi. L'histoire m'a trahie. Je cherchais la gloire, alors que la
gloire n'était plus qu'une antiquité. Je voulais interpréter des
personnages nobles, héroïques, généreux quand la valeur suprême,
c'était l'égoïsme. J'ai aimé la poésie au moment où elle
agonisait, et le sublime quand il est devenu ridicule. Je cherchais
Dieu, et sa mort ne provoquait plus aucune angoisse, si ce n'est un
bâillement d'ennui. ( elle va vers Roca, prend le révolver et
vérifie, en experte, s'il est chargé, puis elle le tend à Roca)
Roca, vous êtes le seul qui pouvait me comprendre. Tuez-moi. Je ne
peux souffrir plus d'humiliations. Mon chemin n'a pas de retour
possible. Je viens des climats froids et je finis aux Tropiques, dans
un terrible bordel final, couverte de plaies, d'infirmités
répugnantes, sans être désirée par personne. S'il vous plaît,
tuez-moi.
ROCA
– (ne prenant pas l'arme et la regardant pensivement) Moi aussi,
j'ai voulu la gloire, Sarah. Mais même les héros ont besoin d'un
peu de chance. Regardez-moi. J'ai participé à je ne sais combien de
batailles, toujours en première ligne, exposant ma poitrine à
l'artillerie, au feu des grenades. A mes côtés, mes amis, mes
compagnons, des gens bien plus valeureux que moi, tombaient comme des
mouches. Et moi... même pas une égratignure. Jamais. Et quand est
venue la paix, moi, préparé aux plus grands exploits... Moi,
capable d'anticiper le roulement du temps... Qu'ai-je découvert ?
Que j'étais tombé dans une époque où la seule préoccupation des
hommes était de s'enrichir. Qu'est-ce que je pouvais faire ? Un
homme comme moi ne peut pas renoncer à son destin, même si c'est un
destin qui se trompe. L'histoire m'a mis à cette place, et moi, avec
une infinie nostalgie, je me suis laissé faire. J'ai fait ce que je
savais faire, comme vous savez interpréter un rôle. Avec le plus
grand naturel. Et vous voyez : encore un point commun. La
grande différence, c'est que je suis un politique et vous une
artiste. J'ai à diriger le temps, pas à m'opposer à lui. Je ne
vais pas dans le même sens que vous, Sarah. La seule chose qui
puisse m'arrêter, c'est que ce soit vous qui appuyiez sur la
gâchette.
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