Leopoldo Marechal
La rédaction d’Adán Buenosayres a débuté à la fin des années 1920, sans doute à Paris. Le roman paraît en Argentine en 1948 et passe à peu près inaperçu. Seul Julio Cortázar est enthousiaste.
- En Galice, tu labourais ta terre, tu taillais ta vigne, tu tuais le cochon, tu chantais les villanelles de ta mère et tu professais la sagesse de tes aïeux. Avoue-le, joueur de biniou, tu avais alors un merveilleuse dignité ! Oui ou non ?
- Je l'avoue, balbutia l'homme intimidé.
- Et qu'as-tu fait, sitôt débarqué à Buenos Aires ? lui demanda Schultze affligé.
- Eh bien, je …
- Tu t'es laissé pousser une tignasse de compadrito, tu as noué à ta nuque un foulard de soie ; on t'a vu dans les bastringues de quartier, jouant les durs, t'évertuant à singer les personnages de Vacarezza.
- Mais...
- Il y a un mais, je sais, poursuivit Schultze. Dès que tu ouvrais la bouche, le vernis craquait. Alors, tu as éliminé les « jotas » et les « us » qui te rendaient suspect ; tu as appris le jargon de la garçonnière, de la taule, du che, de la gonzesse. En un mot, tu en as oublié la dignité, que tu avais sans doute pour t'abandonner à un grossier mimétisme.
- C'était au début, avoua l'homme en bleu, yeux baissés.
- Si encore tu en étais resté là ! rétorqua Schultze. Car tu t'es senti une âme d'avocaillon et tu t'es mis à dévorer d'immondes pasquins, à remettre tout en question, à nier chaque vérité, tu t'es mêlé de tout, des conclaves d'évêques aux tarifs douaniers, en passant par la théorie de la relativité et l'idéalisme kantien. Alors, tu as perdu l'innocence des tiens et le sens joyeux de la vie ! Et lorsque tu t'es vu, ô cruche ! au volant d'un bus...
- Fallait bien que je gagne ma platée de haricots ! protesta l'homme en bleu.
- Oui, reconnut l'astrologue, mais fallait-il devenir un bourreau ? Car, te voyant avec un accélérateur sous le pied, quelle règle de la circulation n'as-tu point enfreinte ? quel piéton n'as-tu pas menacé ? quel vieillard a échappé à ta furie, quelle femme à tes insultes ? Ame de négrier ! Tu les entassais dans ton véhicule infernal et cette cargaison humaine brimbalait, grognait, et toi, la Mort assise sur tes genoux, ô bavard indomptable ! tu pérorais encore et toujours, sur l'union fraternelle et les droits de l'homme.
traduction de Patrice Toulat
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