Eduardo Galeano dans "Crisis"
Les revues littéraires ont des vies
souvent interrompues en Argentine. En cause, les régimes
dictatoriaux qui, par périodes, ne supportent plus la moindre
opposition. Alors, il faut s'arrêter et attendre des jours
meilleurs. La revue « Crisis » n'a pas échappé à la
règle. Après plusieurs interruptions, elle renaît une fois de plus
en octobre 1987 pour sa troisième période. Son rédacteur en chef
en est José
Luis Díaz Colodero, qui acheta le titre Crisis aux héritiers de
Federico Vogelius.
Eduardo
Galeano est un de ses animateurs. Voici d'ailleurs un extrait de son
article dans ce premier numéro de cette nouvelle série.
Gelman
et la vieille dame irascible
Juan
Gelman m'a raconté un jour qu'une vieille dame s'était battu à
coup de parapluie, dans une rue de Paris, avec toute une brigade
d'ouvriers municipaux. Les ouvriers de la ville étaient en train
d'attraper des pigeons, quand elle sortit d'une Ford, modèle T,
brandissant son parapluie, pour se lancer à l'attaque. A grands
coups d'escrimeuse, elle s'ouvrit un passage et déchira le filet où
les pigeons avaient été récupérés. Tandis que les pigeons
s'échappaient, elle maintenait à distance les ouvriers qui se
protégeaient avec leur bras comme ils pouvaient des coups de
parapluie.
Les
employés de la ville balbutièrent des excuses qu'elle ne voulut pas
écouter : « Ne le prenez pas mal... Ce sont des ordres
qu'on nous a donnés... Ces pigeons salissent toute la ville... C'est
une vraie plaie ! » Quand la dame eut le bras un peu
fatigué, elle s'appuya contre le mur pour reprendre son souffle et
les ouvriers en profitèrent pour demander une explication. C'est
alors qu'elle leur dit :
- Mon fils est mort, et il s'est réincarné en pigeon.
Les
ouvriers lui firent cette proposition :
- Alors pourquoi ne pas prendre votre fils et nous laisser finir ce qu'on a à faire?
Ils
expliquèrent qu'ils avaient beaucoup de travail, qu'il y avait des
milliers, et même des millions de pigeons, en liberté dans Paris
qu'ils maculaient de leurs fientes, que même pour la santé publique
c'était un problème.
- Ah non, dit la vieille dame, certainement pas !
Et
le regard perdu dans le vide, oubliant les ouvriers, oubliant tout,
elle ajouta :
- Je ne sais lequel de ces pigeons est mon fils. Et même si je le savais, je ne l'emporterais pas. Pourquoi ? Mais de quel droit je le séparerais de ses amis ?
illustration de CRISIS - octobre 1987
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