José Gabriel Ceballos
José
Gabriel Ceballos est né en 1955 à Alvear, Corrientes, où il
réside. Il a publié plusieurs livres de poésies et de contes. Il
a reçu différents prix aussi bien en Argentine qu'en Espagne.
Le grand-père
- On naît comme ça, grand-père. Ecrire est mon destin.
Il suffisait d'un regard pour que ma
voix tremble, de sa présence là, dans le noble fauteuil de tissu
rouge devenu un nid en guenilles. J'essayais en vain de me soustraire
à son silence en jetant de furtifs coups d'oeil par
l'entrebâillement de la fenêtre.
- Si je n'écris pas, je me couche sur le dos et j'écoute l'agonie de la maison. Il y a des craquements, des craquements comme des plaintes.
Je ne voyais pas son visage trop
éloigné de la lampe. Pourtant ma mémoire le reconstituait : les
yeux acérés, pénétrants, entrouverts comme pour examiner tout ;
la blanche épaisseur des sourcils, le nez droit en parfaite harmonie
avec le front large et le menton sec.
- Tu le savais, grand-père. Tu savais que ça se passerait comme ça et qu'il ne servirait à rien de...
Je me taisais et nous restions un
moment à écouter les grillons, le vent et le murmure de la nuit qui
glissait dans la désolation.
- Au moins maman et grand-mère ont pu s'offrir ce qu'elles voulaient. Elles ont tiré le maximum des donations, églises, couvents, orphelinats... Nous vivions entourés de curés et de bonnes sœurs.
Un gros rat surgit dans l'obscurité et
s'arrêta à ses pieds, les renifla et s'enfuit craintivement. Le
grand-père l'ignora complètement.
- Honorio fut le dernier à partir, de tristesse, je crois. J'ai eu beaucoup de mal à l'oublier. Il restait dans un coin à me regarder écrire. Toujours là, immobile, avec une expression stupide sur sa tête d'indien. Il ne me parlait que de la peste qui touchait les vaches. Mais qu'elles meurent, Honorio, je lui répondais. La peste, le vol de bestiaux, les administrateurs, on s'en moque ! Et je retournais à mes vers. Une nuit de pluie battante je butai sur son cadavre dans la soupente.
Je sortis une cigarette. J'avoue que
j'hésitais à l'allumer. Je restais à contempler la flamme de
l'allumette qui s'éteignait lentement, doucement comme nous-mêmes
et notre pauvre monde.
Il bougea un peu dans son fauteuil et
des nuages de cendres se répandirent sur tout son corps. J'attendis
un instant et je lui dis :
- Je me souviens bien de tout cela, grand-père. Tout, et je le mets dans mes carnets, je parle de ces choses...
L'horloge de l'église voisine sonna
trois fois. Le grand-père changea encore de position dans son
fauteuil. Je savais qu'il me dirait bientôt au revoir et qu'il
fermerait les yeux.
Alors sa grosse voix que j'aimais tant
résonna dans la vaste demeure :
- Je veux pisser.
Et moi, stupéfait, je m'arrêtai et
j'allai jusqu'au lit ; je me mis à genoux, cherchai à tâtons
parmi les toiles d'araignée et pris son pot de chambre ; je me
relevai, lui présentai le pot et je lui tournai le dos.
Quand ce triste bruit d'urine cessa, je
me mis à pleurer.
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