Julio Cortazar
Depuis l'enfance, le règne végétal
m'est profondément indifférent. Je n'ai jamais bien distingué un
eucalyptus d'un bananier. J'aime les fleurs mais je ne ferais pas de
jardin. Les animaux, par contre, me fascinent ; le monde des
insectes, des mammifères, découvrir peu à peu les affinités et
les similitudes. Je considère que le chat est mon animal totémique,
et les chats le savent ; j'ai pu le constater souvent en
arrivant chez des amis qui ont des chiens et des chats : les
chiens sont indifférents à mon égard, mais les chats me cherchent
tout de suite.
Si on soumettait mes livres à des
statistiques, on trouverait que le pourcentage d'animaux est énorme.
Pour commencer, mon premier livre s'intitule Bestiario. Il est
très fréquent, d'ailleurs, que les êtres humains soient perçus
comme des animaux dans mes textes, ou considérés sous un angle
animal. Il y a certains climats dans lesquels ils sont perçus de
manière zoologique.
Ernesto Gonzalez Bermejo
(Entretiens avec Julio Cortazar)
Bestiaire
(…) Le jour où ils allèrent à la
chasse aux fourmis, Isabel vit les péons pour la première fois. Le
régisseur et le métayer, elle les connaissait bien, c'était eux
qui venaient apporter les nouvelles à la maison. Mais tous ces
autres péons, plus jeunes, qui étaient là, assis derrière le
hangar avec un air endormi d'après sieste, bâillant et regardant
jouer les enfants, elle les regarda avec méfiance. L'un d'eux dit à
Nino : « Pourquoi que tu ramasses toutes ces
bestioles ? » et il lui donna deux petits coups de doigt
sur la tête. Isabel aurait aimé que Nino se fâche et montre qu'il
était le fils du patron. Leur bouteille était déjà bouillonnante
de fourmis mais comme ils avaient trouvé au bord de la rivière un
énorme scarabée, ils le mirent aussi dedans, pour voir. L'idée du
formicaire, ils l'avaient tirée du Trésor de la Jeunesse et
Luis leur avait prêté un bac en verre, large et haut. Isabel
l'avait entendu dire à Rema tandis qu'elle s'éloignait avec Nino,
tenant le bac chacun à un bout : « Il vaut mieux
qu'ils restent ainsi bien sagement à la maison. » Et elle
avait cru entendre Rema soupirer. Elle se souvint aussi avant de
s'endormir, à l'heure des visages dans le noir, qu'elle avait vu
Néné, mince et fredonnant, sortir sous le porche...
Plutôt des fourmis noires que des
rouges : plus grandes, plus féroces. Par la suite, on pourrait
toujours en apporter des rouges et suivre la guerre, bien à l'abri
derrière les vitres. A moins qu'elles ne se battent pas ; alors
deux fourmilières, une à chaque bout de la boîte en verre. Elle et
Nino se consoleraient en étudiant les différentes coutumes, avec un
carnet spécial pour chaque espèce. Mais elle se battraient
certainement, une guerre sans quartier qui ne nécessiterait qu'un
seul carnet.
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