Julio Cortazar




"Je pense maintenant à une de mes nouvelles, « Les armes secrètes », où la variante consiste en ce que c'est le fantôme qui veut se venger de la femme (il avait été tué par la Résistance pour avoir violé la femme). Le procédé est différent. Le fantôme envahit le corps du jeune Français qui est sincèrement épris de la fille. Et celle-ci l'est du garçon."




Les armes secrètes

C'est drôle, les gens croient que faire un lit, c'est toujours faire un lit ; que donner la main, c'est toujours donner la main ; qu'ouvrir une boîte de sardines, c'est ouvrir indéfiniment la même boîte de sardines. « Tout est exceptionnel au contraire », pense Pierre en tirant maladroitement sur le vieux couvre-lit bleu. « Hier il pleuvait, aujourd'hui il fait soleil ; hier j'étais triste, aujourd'hui Michèle vient. La seule chose qui ne change pas, c'est que je n'arriverai jamais à donner à ce lit un aspect présentable. » Mais cela ne fait rien, les femmes aiment le désordre d'une chambre de garçon, elle peuvent sourire -la mère en elles montre alors toutes ses dents- et arranger les rideaux, changer de place un vase ou une chaise, dire : Il n'y a que toi pour avoir l'idée de mettre cette table là, dans un coin sans lumière. Michèle dira des choses de ce genre, prendra des livres, déplacera les lampes, et lui, étendu sur le lit ou enfoncé dans le vieux fauteuil, il la laissera faire sans la quitter des yeux, la regardant à travers la fumée d'une Gauloise et la désirant.
« Six heures, l'heure grave », pense Pierre. L'heure dorée où tout le quartier Saint-Sulpice commence à changer, à se préparer pour la nuit. Les dactylos vont bientôt sortir de l'étude du notaire, le mari de Mme Lenôtre traînera sa jambe dans l'escalier, on entendra la voix des sœurs du sixième étage, bruits inséparables de l'heure où l'on achète le pain et le journal. Michèle ne va pas tarder maintenant, à moins qu'elle ne se soit perdue, ou qu'elle ne flâne dans les rues, avec sa manie de s'arrêter net devant n'importe quelle vitrine et de se mettre à voyager dans ces mondes en miniature. Après elle lui racontera : un petit ours mécanique, un disque de Couperin, une chaîne de bronze avec une pierre bleue, les œuvres complètes de Stendhal, la mode d'été. Raisons on ne peut plus valables pour arriver en retard. Une autre Gauloise alors, un autre verre de cognac.
(...)

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Chagrin d'amour par Dumitru Crudu

Le train ne s'arrêtera plus à Montalembert

Tintin en Roumanie