cartoneros
Maria Moreno (Buenos Aires, 1947) est
une journaliste, critique culturelle et romancière, fondatrice en
1984 de la première revue féminine.
La comuna de Buenos Aires est un
recueil de chroniques et d'entretiens réalisés fin 2001 pour le
quotidien Pagina/12. L'Argentine est alors au bord de la
faillite ; depuis le 1er décembre, le système du corralito
limite drastiquement les retraits bancaires et bloque les comptes
d'épargne, dans l'espoir de prévenir la fuite des capitaux. Cela
provoque la colère de la classe moyenne et, in fine, la chute du
gouvernement. Entre les barrages routiers, les assemblées
populaires, les saccages et les cacerolazos (concert de
casseroles), certains ont vu dans cette période les prémices d'une
nouvelle Commune de Paris.
Dans cette « autobiographie
politique collective » selon les mots de Moreno, entre les
témoignages d'intellectuels et d'activistes, de simples citoyens ont
répondu à la journaliste, souvent dans la rue, au plus près des
événements -comme cet homme à la dérive qui devient cartonero
(chiffonnier) à cette époque.
Le 19 décembre 2001, j'étais à la
ramasse, autant dire que je ne me suis rendu compte de rien. Je ne me
souviens de rien alors qu'on n'éteint jamais la télé. Des
pillages, si. Ma mère a fait toute une histoire parce qu'on lui
avait arraché son sac à main. Tout est super confus parce qu'à
l'époque, je n'avais pas encore décroché. Je me rappelle que je
sortais du Latino complètement bourré et que je me mettais à
roupiller sur la place. Tu fais comme ça : tu soulèves ton
pull jusqu'à ce qu'il te couvre les yeux et hop, il fait nuit !
Je ronflais. Quand je pouvais me lever, je prenais le bus et je
rentrais chez moi. Mais parfois, un vieux qui fourrageait dans les
poubelles me réveillait en parlant tout seul. Les ordures étaient
grandioses parce qu'elles venaient de chez le Chinois, le buffet à
volonté qui se trouve à côté du cinéma. Un génie le vieux :
il attrapait les sacs à main nue. Mais c'était assez dégueu. D'un
coup, il sortait un gâteau et il le mangeait debout, sans le
nettoyer ni rien, alors qu'il pouvait y avoir de la litière pour
chat collée dessus. Tout ces petits cailloux blancs qui font que le
concierge te traite de tous les noms si tu en laisses tomber. Et s'il
te donnait des journaux, il arrête de t'en donner. Le vieux faisait
comme les aveugles, qui en touchant « voient » plein de
choses. Parce que si t'arrêtes pas de faire les poubelles pendant
des années, tu palpes le sac et tu sais où sont les journaux, les
objets en métal, si la bouteille de verre est transparente ou de
couleur, grâce à sa forme. Que si le journal est en boule, c'est
peut-être qu'il y a du verre à l'intérieur. Parfois le vieux
n'ouvrait même pas le sac. Parce qu'il savait que dedans tout était
pourri. Moi, je le regardais faire et j'aurais jamais imaginé qu'un
jour ce serait mon tour.
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