César Aira

 


Dans Les Nuits de Flores, Aldo et Rosita, un couple de la petite classe moyenne, décident d'arrondir leurs fins de mois en livrant des pizzas le soir. Mais ils le font à pied, et non en scooter ou en mobylette. Et la guerre fait rage entre les livreurs, surtout de pizzas et de glaces.


Les porteurs des démocratiques pizzas se sentaient obligés de représenter une classe populaire sujette aux tribulations économiques du pays ; en réaction, les pilotes des quinze scooters bleus de Freddo, avec leurs glaces luxueuses aux parfums recherchés, s'harmonisaient au carpe diem d'une classe moyenne dépensière, imprévoyante, antisociale. Qui devait aller le plus vite ? Celui qui devait conserver la chaleur, ou celui qui devait conserver le froid ? Qu'est-ce qui est le plus important, le superflu ou le nécessaire ?

A neuf heures, ils partaient avec la première pizza, puis revenaient lentement, pour repartir à bonne allure. Aldo tenait les boîtes tièdes par la ficelle, Rosita portait un sac étanche, avec de la bière ou de la limonade, l'adresse sur un bout de papier et parfois de la monnaie. L'adresse était la seule chose qui changeait. Ils se reflétaient sur les portes vitrées des immeubles, ils se voyaient passer, et d'autres aussi les voyaient : kiosquiers, fleuristes, garçons de café servant en terrasse, riverains assis devant chez eux. Certains les suivaient d'un regard intrigué, quand ils les avaient vus les nuits précédentes, ou plusieurs fois le même soir. Ils n'arrivaient pas à comprendre ce que pouvait bien faire ce couple de retraités de la classe moyenne, passant et repassant avec des pizzas. Le delivery était tellement associé aux jeunes en moto, que pour ces deux piétons anachroniques il fallait trouver une autre explication. Eux s'en rendaient compte et en étaient un peu mortifiés. « Dans ce pays, disait Aldo, il faut pratiquement s'excuser de travailler ». Mais peu à peu, tous ces observateurs intrigués connaîtraient la vérité. Leur originalité les condamnait à la célébrité.


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