Maradona, Oesterheld et la méritocratie de gauche

 


Par Alfredo Grande

La culture répressive ne s'arrête jamais, tant qu'elle peut stériliser, amputer, mutiler la puissance révolutionnaire d'un événement.

Maradona fut celui qui dribbla le mieux la culture répressive. Se démarquant de sa classe pour arriver à ces cieux que seuls les aigles affrontent. Lui, il atteint le ciel par ses pieds. Mais pas seulement. Sous le ciel, il y a la terre où il nous confectionna le meilleur tapis pour nous y promener d'un pas différent. On dit toujours que l'humour c'est fait pour dribbler la répression. C'est ce qu'il en est de Diego quand il laisse le pouvoir répressif nu et ridicule. Même les plus humiliés le chantent. C'est pénible de nous rendre compte que nous faisons partie de ce que nous refusons, de ce que nous sommes supposés combattre. Et même vainqueurs, nous perdons parce que nous utilisons les mêmes armes que nos ennemis. C'est comme aller au casino pour faire sauter la banque. C'est toujours le casino qui gagnera au final.

Maradona a voulu donner son football à tous les pauvres de la terre. Et le sud de l'Italie eut sa revanche napolitaine. Et les magnats du foot firent des cauchemars, voyant que leurs privilèges de caste pouvaient être remis en cause par un guerrillero dribbleur de Fiorito. Un joueur, un jour, a défini un important club d'Argentine comme un cabaret. Au niveau mondial, le football est organisé comme un grand bordel. Bien sûr, les puissances financières finissent par parasiter le dribble créatif, mais elles ne peuvent l'éliminer : c'est le baiser de la femme-araignée à la Coupe du monde.

Il y a du Diego partout et pour tous. C'est une marque enregistrée ; quelques industries sont même légales. Le cortège des admirateurs, parasites, amis-complices, n'en finit pas. Certains, passés par la fenêtre sont vite remplacés par d'autres encore pires. Si, pour cacher un éléphant, le mieux est de l'entourer de dizaines d'éléphants, pour cacher les erreurs, excès, faillites d'un héros dribbleur, le passage de l'idéal à l'idéalisation est la garantie d'y réussir. Humilier les pirates anglais par un acte de piraterie fut digne de louanges. Ce ne fut pas la main de Dieu, mais les griffes du diable qui réussirent ce que le génial dribbleur fêta comme un malfaiteur. Sans oublier que quelques instants après les pieds de Dieu dribblèrent six Anglais qui, vraiment sur le coup, furent humiliés.

Puis l'idéalisation se transforma en total dénigrement. De l'or pur à la ferraille. Mais on le tua si mal qu'il continua à jouer. Et la légende devint une chronique quotidienne. Dieu fut trahi pour beaucoup plus que trente deniers. Un culte effréné de l'individualisme absolu, maquillé par une sanctification. Le maillot n°10 est devenu la nouvelle tunique consacrée. Dieu est mort. Paradoxe final. Aucun dieu ne meure. Au moins, aux dires du poète Horace.

« Diego ne peut pas être dans cette caisse ». Le dribbleur de toutes les tristesses, de toutes les frustrations, de toutes les misères, le créateur de toutes les joies, fut pleuré. Dans La vie de Galilée de Bertolt Brecht, Andrea, disciple de Galilée, indigné par le fait que son maître ait abjuré suite à la condamnation de l'Eglise, s'écrie : « Malheureux le pays qui n'a pas de héros! ». Ce à quoi Galilée répond : « Malheureux le pays qui a besoin de héros. »

Les pouvoirs actuels ont besoin de héros, mais il faut nécessairement que ce soit un héros individuel. Un grand écrivain, un révolutionnaire, Germán Oesterheld, nous a appris dans son livre « El Eternauta » que la dimension du héros est collective. La défaite politique et la fin tragique de Oesterheld, séquestré et assassiné ainsi que sa famille par la dictature génocidaire, la même qui organisa le Mundial en 1978, ont renforcé notre envie de lire « El Eternauta » qui est bien plus qu'une nouvelle de science-fiction.

Si nous donnons à Maradona le titre de héros, nous l'amputons de sa dimension collective, politique et sociale. Ce serait lui couper les pieds encore une fois. Il ne fut et ne sera jamais un dieu. Le diviniser revient à lui imposer la méritocratie imposée par la culture répressive, qui se trouve partout, y compris dans la gauche actuelle. L'idolâtrie est la marque d'une société réactionnaire.

Je suis convaincu que Diego dribblera une fois encore cette obscène cristallisation.







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