Ficelle

 


Ficelle

Le gouvernement avait décidé qu'on ne pouvait pas se déplacer au-delà de dix kilomètres en raison de la pandémie. Nous avions donc tous une ficelle de dix kilomètres de long qui était fixée à notre cheville droite. Quand on sentait une pression sur notre pied droit, on savait qu'on était au bout de notre déplacement et on faisait demi-tour. Mais parfois les ficelles s'emmêlaient quand deux personnes se croisaient et il fallait se dépêcher de défaire les nœuds avant le couvre-feu. Heureusement, les ficelles étaient de différentes couleurs et les risques de confusion bien moindres. Il arrivait aussi qu'un rongeur mange la ficelle sans qu'on ne s'en rende compte et on pouvait alors se retrouver en Egypte ou au Groenland tout en étant convaincu de bonne foi qu'on était resté dans les limites des dix kilomètres.

Mais en général, même si la ficelle était un peu grosse, tout se passait bien et la population avait accepté avec une certaine lassitude il faut bien le dire ce nouveau règlement. Ainsi, les gens partaient avec leur rouleau de ficelle qui représentait un certain poids au départ et qui s'allégeait au fur et à mesure du trajet. Le seul ennui venait de la pluie qui rendait la ficelle plus lourde, mais surtout on rentrait le soir avec une corde tellement boueuse qu'il fallait absolument la nettoyer pour ne pas salir toute la maison. Seulement on sait bien que le textile rétrécit au lavage et il fallait le lendemain se contenter d'un petit huit kilomètres.

Evidemment, il y avait des contrôleurs de ficelles, parce qu'on s'était vite aperçu que certains avaient trouvé au contraire le moyen de rallonger de plusieurs mètres leurs fils. Un des contrôleurs se mettait à un bout et l'autre à l'autre bout, et un troisième calculait la distance en faisant des grands pas d'un mètre. Si l'on trouvait un fraudeur, on lui mettait à la cheville gauche un bracelet électronique et on pouvait suivre ses déplacements directement du commissariat.

Un ministre avait dû expliquer comment il avait été à l'origine de ce règlement et en même actionnaire de l'usine de ficelles : « De même que la séparation des pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire est un principe fondamental des démocraties représentatives, la séparation de mes actions politiques et commerciales est un principe fondamental de mon foyer fiscal. »

A la radio, Charles Trenet chantait :

 « ...ficelle tu m'as sauvé de la vie

Ficelle sois donc bénie

Car grâce à toi j'ai rendu l'esprit

Je m'suis pendu cette nuit... »

et on entendait le théâtre décomposé de Matei Visniec :

« - Vous verrez, après quelques jours vous allez quand même dire ficelle.
- Il y a des gens qui ont dit ficelle après une semaine.
- Il y a des gens qui ont dit ficelle après un an.
- Ou après dix ans.
- Ou après vingt ans.
- Il est impossible qu'on ne dise pas ficelle.
- Je vous jure que vous allez dire ficelle un beau jour.
- Ficelle... ficelle... ficelle... »


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