Luis Foti

 


Luis Foti est né à Alto Valle de Rio Negro en 1940. Il est écrivain, critique littéraire et journaliste, licencié en Philosophie. Il publia une biographie détaillée de César Vallejo. En 1980, est sorti Anima lucido dont est extrait le texte qui suit.



BOITES CHINOISES


Alors qu'il marchait à quatre pattes, il prit pour lui pratiquement tout le parc rectangulaire. Quand il faisait soleil, de midi au soir -comme c'était un climat tempéré- il pouvait se traîner dans un espace immense, vert et calme. Peut-être c'est de cette enfance -dont il s'est souvenu suspicieusement des années plus tard chez le psychanalyste – que lui était venu son appétit d'espace, d'amplitude, de déploiement et de vol.

Alors qu'il n'avait pas encore acquis l'usage complet de sa raison, on l'enleva du parc et on le transporta dans une salle plus longue que large où une institutrice lui enseigna les lettres, les chiffres et les figures. Il passa dans cette salle cinq ans de sa vie. Il finit par oublier le parc. Désormais il observait distraitement les fleurs depuis la baie vitrée de cette salle énorme. Parfois, il rêvassait à quelques incursions dans le parc maintenant qu'il savait marcher et se tenir sur ses pieds.

Ce fut alors qu'on le mit dans une salle un peu plus petite, durant cinq ans. Là les professeurs changeaient à chaque heure. Il ne voyait plus le parc. Il ne s'en souvenait plus. Il pouvait observer -parfois- la grande salle et les jambes de l'institutrice qui n'était pas encore bien vieille.

Son quatrième âge, il le passa dans une petite maison. Il dormait le jour. La nuit il étudiait, à la lumière d'une bougie jusqu'au lever du jour, de gros bouquins pleins de Lois qui semblaient tout gouverner. Ce dont il se souvenait alors c'était la lumière de la bougie, alors qu'il se plongeait sur les énormes livres poussiéreux qu'on lui avait transmis -comme un héritage incontournable- tout au long des générations. Il ne se souvenait plus ni du parc ni des jambes de l'institutrice.

Dans son cinquième âge son espace parut se multiplier. Pas pour revenir à l'amplitude première du parc, mais parce qu'il trouvât -ou crût choisir- de petits espaces alternatifs qui le transportaient tous les jours à la même heure. Ce fut une période d'ascension et d'expansion. Du moins le croyait-il. Son bureau avait une petite fenêtre qui donnait sur une petite fenêtre. Comme si tout était calculé -sa relation au temps, son lien avec l'espace- quand il s'ennuyait au travail, il se glissait dans un lit double avec un fille blonde et il passait la nuit avec elle. Dans cette alternance de bureau étroit et de lit double, il passa son cinquième âge. Seulement à la fin de cette étape il perçut une certaine nostalgie d'espace et d'amplitude et il se retrouva chez le psychanalyste. Ce dernier -comme il est normal- le ramena à son enfance, le fit parler du parc, des jambes de l'institutrice, le convainquit du côté infantile de ses désirs face aux grandes aspirations. Ce sont des complexes qu'il faut dépasser, a-t-il diagnostiqué. Il l'aida aimablement à se défaire du souvenir du parc, de l'évocation insistante des jambes de l'institutrice. Il lui démontra qu'il ne pouvait vivre de rêves et que seule l'alternance entre deux petits espaces est la réalité d'une authentique vie adulte.

Durant le sixième âge, il fut reclus -à cause de certains troubles- sur un fauteuil dans une petite chambre avec un lit simple. Ses collègues de bureau venaient parfois le visiter : ils le consultaient sur quelques subtilités de la Loi. La fille blonde était maintenant une femme indépendante qui travaillait comme institutrice.

Le sixième âge le laissa sans fauteuil. Il vivait dans un lit très étroit. Parfois c'était à l'hôpital. Parfois c'était le petit château de son enfance. On lui apportait des photographies récentes -il y a toujours des personnes serviables- où il pouvait voir un grand parc, un mouvement incessant de professeurs, la lumière d'une bougie, un tas de papiers dans un bureau, un visage de fille blonde, un fauteuil.

C'est alors qu'il passa au septième âge sur le chemin de sa vie : cette fois il fut réellement placé -sans le savoir- dans une caisse plus longue que large pour toujours.

Dans le parc, très vaste, très vert, un autre enfant marchait à quatre pattes, profitant de son premier âge, encore inconscient de la Loi.


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Chagrin d'amour par Dumitru Crudu

Le train ne s'arrêtera plus à Montalembert

Tintin en Roumanie