Le livreur n'a pas d'heure (billet politique)


 

Plusieurs fois on a entendu cette réflexion dans les médias à propos du taux élevé de l'abstention lors des dernières élections : « Les gens peuvent attendre un livreur pendant une matinée et ils ne peuvent prendre cinq minutes de leur temps pour aller voter ! »

Voilà qu'une fois de plus, on s'en prend à nous, les livreurs. On aimerait bien être plus précis dans nos horaires de livraison, mais il y a toujours des embouteillages, des accidents, des rues barrées pour diverses raisons. En plus, vous avez des particuliers qui se garent sans vergogne sur les espaces réservées aux livraisons. Alors je fais comment, moi ? Quand je livre un congélateur-armoire de 226 litres avec six tiroirs, garanti deux ans, au prix de 349, 90 euros, il faut évidemment que le client soit chez lui. D'abord parce que je ne peux pas le porter tout seul et en plus je ne sais fichtre pas où il faut le poser.

On nous fait la réflexion que le citoyen français a plus d'égards pour son livreur que pour la république, qu'il a plus le sens pratique que le sens civique. Evidemment la livraison est gratuite, mais si le livreur se déplace pour rien, qu'il ne peut pas fourguer sa marchandise, il y a des frais.

Ainsi le client attend entre 9 heures et midi, parfois midi et demi, je n'y peux rien. Bon, que fait-il en nous attendant ? Il tourne un peu en rond, vérifie une treizième fois que l'emplacement pour le congélateur est large d'au moins 60 centimètres et que le plafond est haut d'au moins 167 centimètres suivant les indications du vendeur. Et puis, il attend encore, il regarde les professions de foi des différents candidats et il se décide à aller voter le lendemain sur la liste où il a vu qu'il y avait un livreur en trente-troisième position. Parce que finalement, nous sommes des gens simples qui ne la ramenons pas comme les professeurs universitaires de ceci ou de cela ; cela inspire confiance. C'est alors qu'il entend un remue-ménage dans la rue : la livraison s'annonce. Le congélo est là ! Et c'est la joie dans la maisonnée et la jalousie chez les voisins qui ne perdent pas une miette du déchargement. Tout se passe comme dans un conte de fée, l'appareil s'encastre admirablement et redonne un coup de neuf à toute la cuisine. Il y a juste un petit problème : il n'est pas prévu de prise électrique à cet endroit. Mais comme dit le livreur : « Pour l'instant, ça n'a pas d'importance, puisqu'il n'y a rien dedans. » C'est tout de même une joie ternie dans la maisonnée et une grosse rigolade chez les voisins.

Pendant longtemps, on a stigmatisé les pêcheurs à la ligne quand les électeurs se faisaient rares. Maintenant, ce sont les livreurs qui sont en ligne de mire. Alors qu'ils font ce qu'ils peuvent pour vous rendre la vie agréable. Et puis, imaginons une seconde un pays où les gens prendraient tout leur temps pour aller voter et ne pourraient attendre un livreur plus d'une demi-heure, mais vous imaginez la pagaille ! Ce serait la fin des haricots congelés et de la République.

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