Le Théâtre Colon
Dans El gran teatro, dont l'intrigue se déroule pendant une représentation du Parsifal de Wagner en 1942, Manuel Mujica Lainez décrit avec minutie et une subtile ironie la classe dirigeante : ses fastes passés et sa déréliction contemporaine, son mode de vie, sa langue et son hypocrisie.
Avant de se réfugier dans le théâtre, qu'il imaginait, d'après ce qu'il avait entendu dire, comme un lieu merveilleux où la réalité quotidienne ne pénétrait pas, cette réalité lui fit ses adieux par la voix d'un vendeur de journaux, qui traversa en courant l'invisible Plaza Lavalle et cria dans le brouillard qu'Allemands et Soviétiques se battaient à l'ouest de Stalingrad. Salvador se couvrit le cou de sa main gantée, laissa échapper de sa bouche ouverte une haleine embuée qui faisait comme une autre petite brume, éternua et entra dans l'immensité accueillante du Théâtre Colon.
Le vestibule et la salle l'accueillirent alors qu'un éclair interminable illuminait la profusion de marbre, d'ors et de tentures. Face à lui, l'escalier tendu de rouge invitait à une ascension vers la gloire, entre les balustrades superposées et les chapiteaux éclairés, que couronnaient la coupole et ses vitraux. Tout était réuni là pour stupéfier, exalter et remplir d'orgueil. L'adolescent qui pénétrait pour la première fois dans ce monde de splendeur argentine, fut touché simultanément par deux impressions opposées : bien-être, parce qu'après le froid glacé du dehors une douce tiédeur l'envahissait, et panique, parce que jamais il ne s'était senti si désemparé, si perdu ; il allait devoir affronter seul, lui le gringalet inexpérimenté, ce lieu au luxe majestueux, alors qu'il n'était arrivé chez son arrière-grand-mère que trois jours plus tôt, en provenance d'un village de la province de Buenos Aires, San Javier, un village perdu dans la plaine, perdu comme lui à cette heure, non pas au milieu du métal précieux des acanthes auliques, des volutes et des corniches, mais dans l'or des céréales et l'argent du givre, selon la ronde des saisons et les caprices du ciel.
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