Leopoldo Lugones
Leopoldo Lugones, né à Villa de María del Río Seco (département de Río Seco, Argentine) le 13 juin 1874, mort à Tigre le 18 février 1938, était un poète, romancier, auteur de nouvelles et essayiste argentin.
Les petits bergers
(…) C'est alors que la petite poussa un cri. Pedro, sorti de la profondeur de ses rêves, sursauta. Juanita s'était laissée tomber sur une pierre, au début du sentier, et avec un visage affligé montrait au garçon son pied nu au talon duquel se trouvait une goutte de sang frais.
Allons ! Rien de grave ; juste une épine qu'il allait extraire avec soin. S'agenouillant devant la jeune bergère, il prit dans ses mains, délicatement, le petit pied, et il examina la blessure. Il serait injuste de ne pas louer, au passage, l'héroïsme de Pedro, car cet incident avait pour lui la solennité tragique d'un désastre de l'univers. Pour une simple épine ! Oui, pour une épine, mais cette épine avait pénétré profondément et lui tremblait en tenant la jambe de Juanita. Comme il ne pouvait pas l'extraire avec les doigts, il dût employer ses dents.
Juanita se montra très courageuse, et souffrit l'opération de bonnes grâces. Il réussit à la retirer d'un seul coup avec une admirable adresse.
Mais voilà que la situation se retourna. Pedro poussa à son tour un cri, portant les mains à sa bouche. De ses lèvres serrées, dépassait l'épine qu'il venait d'extraire et qui s'était enfoncée dans ses chairs.
Allons ! Rien de grave ; il n'y a pas de quoi faire une tête aussi terrifiée. Elle savait maintenant comment faire dans une telle situation. Et sans hésiter un instant, poussée par la plus évidente charité, la petite bouche rose se colla à la bouche de Pedro...
Quand ils sont revenus de leur extase, toutes les étoiles du firmament brillaient. Et dans cette confusion délicieuse de la découverte du plaisir, une idée inquiétante leur vint. Qu'avaient-ils fait de l'épine ? Probablement, l'un des deux l'avait avalée et elle allait percer l'estomac après avoir servi de si doux prétexte. Avec simplicité, sans partager leur mutuelle inquiétude, ils acceptèrent ce sacrifice, en pensant que l'amour était trop bon pour qu'il résulte quelque chose de mauvais d'une épine si précieuse.
Et depuis lors, dans la contrée, il a toujours été impossible de savoir qui avait avalé l'épine.
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