L"ambition...

 


Il faut dire à son avantage - caractéristique assez rare chez les poètes – que Yéghen ne se prenait pas pour un génie. Il trouvait que le génie manquait de gaieté ! L'immense entreprise de démoralisation que certains esprits dits supérieurs exerçaient sur l'humanité lui paraissait relever de la plus malfaisante criminalité. Son estime allait plutôt à des gens quelconques, qui n'étaient ni poète, ni penseurs, ni ministres, mais simplement habités par une joie jamais éteinte. La vraie valeur pour Yéghen se mesurait à la quantité de joie contenue dans chaque être. Comment pouvait-on être intelligent et triste ? Même devant le bourreau, Yéghen n'aurait pu s'empêcher d'être frivole ; tout autre attitude lui eût semblé hypocrite et empreinte d'une fausse dignité. Ainsi en était-il de sa poésie ; elle était le langage même du peuple parmi lequel il vivait ; un langage où l'humour fleurissait malgré les pires misères. Sa popularité dans la ville indigène égalait celle du montreur d'ours et du montreur de marionnettes. Il considérait même que son mérite n'était pas au niveau de ces amuseurs publics ; son ambition eût été d'être un des leurs. Il n'y avait en lui aucune ressemblance avec l'homme de lettres soucieux de sa carrière et de sa réputation immortelle ; il ne recherchait ni la gloire ni l'admiration.



mendiants et orgueilleux

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