Mendiants et orgueilleux
Il sentit la tristesse l'envahir ; c'était ce qu'il redoutait le plus quand il rendait visite à sa mère. Elle était très forte dans l'art de distiller la tristesse ; elle tissait le malheur comme une araignée sa toile.
(…) Si jamais elle se doutait qu'il allait commencer à quêter de l'argent pour son enterrement ! Il fut tenté de lui dire, rien que pour voir la tête qu'elle ferait. Est-ce qu'elle le maudirait ? Elle n'avait encore jamais usé de ce privilège. La malédiction d'une mère ! Yéghen ne put s'empêcher d'éclater de rire.
Elle s'arrêta brusquement de coudre, parut surprise et choquée.
Comment peux-tu rire, mon fils !
Tu voudrais me voir pleurer ?
Tu n'as pas honte de te moquer de ma misère ?
Mais non, mère. C'est simplement une idée qui m'est venue.
Je ne comprends pas, dit-elle avec amertume. Je ne comprendrais jamais. Comment peux-tu rire dans ce logis misérable !
C'était cela surtout qu'elle ne pouvait lui pardonner : sa frivolité devant la misère. Il n'avait jamais l'air de prendre la misère au sérieux. Elle eût voulu le voir honteux et résigné, passant sa vie à se morfondre. La misère était un état sacré, comment pouvait-il en rire ?
En tout cas, il était temps pour lui de filer ; l'atmosphère commençait à devenir irrespirable. Il se recroquevilla sur sa chaise, recula plus profondément dans l'ombre, et ricana. Le plus dur restait encore à faire.
Mère ! dit-il d'une voix pleurnicharde.
Puisqu'elle ne voulait pas le voir rire, eh bien ! il pleurerait s'il le fallait.
Qu'est-ce que tu veux encore ?
Tu ne pourrais pas me donner cinq piastres, mère ?
Elle poussa un soupir de bête traquée.
Encore ! Quand donc comprendras-tu que je suis pauvre ?
Je le sais, mère !
Non, tu n'as pas l'air de le savoir.
Si je ne le savais pas, je t'aurais demandé beaucoup plus.
Albert Cossery - Mendiants et orgueilleux (chapitre 3)
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