David Viñas

 


 David Viñas (Buenos Aires, 28 juillet 1927 – 10 mars 2011) est mort il y a dix ans, mais il a laissé une immense trace dans la vie culturelle argentine.

Directeur, avec son frère Ismael, de la revue Contorno, qui prônait une littérature engagée, il se livre dans ses romans à une analyse critique de la société argentine contemporaine (les Maîtres de la terre, 1958 ; Corps à corps, 1979), soulignant le rôle prépondérant des grands propriétaires terriens, qui se sont souvent servis de l'armée pour faire triompher leurs intérêts. On lui doit aussi des pièces de théâtre et des essais (Littérature argentine et réalité politique, 1964).

Il écrivait aussi des articles notamment dans le journal espagnol « El País ». Voici une tribune qu'il publia le 28 août 1976. On voit qu'il n'a pas peur de s'en prendre à un des plus grands auteurs de la littérature.


Une hypothèse sur Borges : de Macedonio à Lugones

Borges vient d'être décoré par Pinochet. Un des meilleurs écrivains actuels de langue espagnole est fasciné en 1976 par l'archétype du dictateur fasciste latino-américain. La nouvelle non seulement nous déprime et nous déconcerte de la part de l'auteur de l'Aleph, mais, dans un point de vue élargi, nous fait reconsidérer une vieille interrogation qui touche autant la sociologie de la connaissance que la critique littéraire et l'histoire de la culture. On pourrait répondre en affirmant que Borges est un malentendu. On pourrait aussi soutenir que sa qualité de grand écrivain et d'homme libéral sont des moments et non des essences. Et pourquoi pas : lancer l'idée que si la gauche intellectuelle tente

de politiser la littérature, on peut prêter à la pensée de droite l'intention de « littératuriser » de la politique.

Bien sûr, pour une certaine critique qui fait prévaloir la spécificité de la littérature, la seule chose qui compte sont les textes de Borges. Le reste est sociologie. Mais le risque de cette perspective est le formalisme et le dualisme idéaliste qui en découle. Pour une autre critique, c'est tout l'inverse : il faut expliquer Borges par son contexte, sa biographie et ses liens avec une classe. Il est clair que la déformation possible de cette optique est celle d'un historicisme qui s'égare comme une mécanique qui se grippe. Mais pour une troisième perspective qui prétend dépasser à la fois les mutilations du formalisme et les simplifications d'un historicisme « tout court » et qui explique que le spécifique de la littérature ne s'épuise pas dans sa spécificité, l'alternative d'une analyse globale se fait à partir, précisément, de l'intérieur des textes de Borges. Evidemment avec une permanente relation de va-et-vient avec le contexte de l'époque.

De là, cette pénible célébration par Pinochet, il faudra la chercher dans le cœur même de l'écriture borgienne. C'est éventuellement là que se trouvent ses motivations et ses clefs. Et si, aujourd'hui, nous n'en présentons qu'une hypothèse, c'est parce que nous n'en traçons que les traits fondamentaux.

Les années vingt

Depuis ses tout premiers textes, Borges, dans les années vingt, scinde son espace littéraire comme une « histoire en deux villes » : du rejet du Centre de Buenos Aires intolérable par sa lumière aveuglante et ses tout-puissants habitants, il passe à l'exaltation de la douce pénombre du cimetière. Les épitaphes deviennent des textes plus éloquents (dans la mesure où toute l'oeuvre de Borges peut être lue comme un recueil d'épitaphes) et les ancêtres, par son retour systématique au passé, les uniques figures légitimes.

Le cimetière qui est lié au début à l'histoire immédiate, se transforme chaque fois davantage en son contraire. Et son cœur historique se décentre, se déplace, se développe vers les calmes jardins, les patios secrets et accueillants, les places complices, les rues qui s'enfoncent dans les quartiers marginaux jusqu'à la banlieue : dans cet espace où s'instaure le nouveau « centre » réellement authentique. La zone de l'Aleph dans laquelle l'aveuglement pour le Centre urbain lui fait découvrir le « centre » essentiel ; l'aire privilégiée où les obsédantes figures de Borges vont entonner leur « veo... veo » qui conduit à une optique toute puissante signifiant chaque fois plus une revanche sur l'impotence initiale. La dénégation de l'histoire est élevée ici à l'exaltation métaphysique. Le démuni Arrinconado du début devient le mage Voyant. L'aveugle s'est transformé en Dieu (pour finir la victime et le bourreau seront la même personne).

Dans ce geste borgien de dessaisissement de l'immédiat, conditionné par l'intolérable agressivité de la ville, on peut trouver une parenté avec un de ses maîtres, Macedonio Fernandez : la littérature est une pratique analgésique, une défense face au douloureux quotidien. Même la présence évidente de l'écrivain s'estompe comme un remède pour éviter d'être soumis à l'histoire, et si le corps est le lieu où la mort est inévitable, il conviendra de l'escamoter. Avec des rendez-vous invérifiables ou des éditions apocryphes. De là il s'ensuit que les mêmes textes -qui touchaient au corporel- soient réduits au minimum pour ne pas offrir de cible à ce risque : fragments insaisissables, romans inachevés, échappatoires de tout genre.

Leopoldo Lugones

Mais si cette constante que l'on retrouve dans l'auteur de Tout n'est pas veille lorsqu'on a les yeux ouverts parcourt et imprègne l'oeuvre de Borges, il en est une autre qui s'imbrique à chaque détours de son itinéraire et dont l'origine peut provenir de Leopoldo Lugones : durant les années insouciantes de l'avant-garde « Martin Fierro », dans son Evaristo Carriego, on sent déjà vibrer une réticence particulière devant tout ce qui caractérise l'homme nouveau issu de l'immigration. C'est là, dehors, que se cache le danger. L'immigrant est présenté comme celui qui détruit la sacralité traditionnelle et la version de Borges est vue sous l'angle de l'aristocratie. Dès lors, l'ironie, comprise comme une économie de l'affect, s'articule sur la distance qui sépare du gringo rioplatense et tourne à la parodie.

Mais depuis la crise de 1930 et en lien avec la revue Sur (où se prolongent et s'institutionnalisent les découvertes de l'avant-garde précédente), c'est déjà la figure du Leopoldo Lugones fasciste et théoricien du sabre énergique et purificateur qui séduit Borges et lui permet de prendre ses distances avec une émergente société de classes. Désormais ce seront les fils des immigrants qui souffriront du regard dédaigneux de l'écrivain qui, en s'identifiant au Héros romantique, croit non seulement qu'il en a le droit, mais qui justifie par cela qu'il soit une exception. Les autres sont de passifs objets de plaisanterie, des consommateurs ou des masses qu'on manœuvre. Et c'est de cela qu'émane de Borges son statut d'objet de culte.

Après 1945 -et se justifiant en invoquant la stupidité bureaucratique du premier péronisme- son exaspération face à une société de masse atteint son apogée : ceux qui ont rompu l'ordre urbain traditionnel (et saccagé la maison avec les produits manufacturés) ne sont déjà plus ceux qui viennent du port, mais des bandes de provinciaux attirés par le grand Buenos Aires industrialisé. Les autres -de manière vertigineuse- présuppose une infraction ontologique ; leur existence nie celle de Borges. Il n'est pas étonnant alors, et c'est même d'un certain façon logique, que la dictature militaire qui s'impose en 1955 nomme Borges directeur de la Bibliothèque Nationale. Il s'agit d'une même enceinte sacrée, une variante des intérieurs feutrés et douillets ; Borges fit une donation imaginaire de ses livres à Lugones, martial et traditionaliste. Dans une grande mesure, cette nomination était mise en scène comme le dédommagement offert par une clique (qui se prétendait héritière de l'élite libérale) à un écrivain irrité par les nouveaux arrivants dans la ville.

Conservateur

Et c'est à partir de cette conjoncture que la constante répugnance de Borges face aux masses et la nouvelle résurrection politique d'une oligarchie se sont rapprochées tant et plus. Il y avait pourtant des séquelles dans cette réciprocité : ils le sanctifiait, mais avec certaines exigences. Ainsi le côté libéral de ce groupe se dilue, s'affaiblit, et laisse une place de plus en plus grande à une junte à chacune de ses réapparitions : 1962, 1966. Et évidemment 1976. Au travers de ces événements, Borges, isolé, lucide et citoyen réticent du Buenos Aires de 1925, va devenir un conservateur incommode. L'espace qui, après la première guerre mondiale, pouvait être toléré entre un écrivain et le groupe social dirigeant s'est rétréci et l'étouffe ; l'hétérodoxe est chaque jour un peu plus intégré et même porte-parole. Et comme l'oligarchie de 1920 ne gouvernait déjà que sur la défensive, elle va admettre les humeurs et les indignations de l'écrivain que s'il écrit aussi des discours contre les nouveaux envahisseurs de la ville et du Centre, c'est à dire les marxistes.

Les pas suivants sont prévisibles. Quasi inévitables. En premier lieu, un hommage ému à Nixon. Une dédicace à Nixon. Plus encore, des considérations patriotiques dans les grands journaux conservateurs à côté d'une brochette d'amiraux. Déjeuner avec le général Videla et éloges du général Videla. A la caballerosidad du général Videla. Et toujours plus loin. Borges défend la réintroduction de la peine de mort. Il applaudit la répression. Et pour finir (momentanément) il reçoit au Chili la décoration de Pinochet.

Il est significatif qu'au revers de ce parcours les textes de Borges vont être contaminés : il répète toujours les mêmes tics. Ses propres expressions le fascinent et il devient de plus en plus l'imitation de lui-même. Ce qui avait été dans un premier temps découverte tourne à la rhétorique. Le produit original devient reproduction. Borges, comme écrivain, se transforme en la caricature de lui-même. Comme si l'image de ses anciens labyrinthes s'était congelée dans la circulation répétitive. Labyrinthe/cercles. Et, on le sait, il n'y a pas de cercles vertueux.

C'est ainsi qu'il convient maintenant de se demander en suivant ces hypothétiques lignes de force qui semblent s'enrouler autour d'elles-mêmes : quand Borges, comme c'est annoncé, sera en Espagne, de quoi va-t-il s'inquiéter ? De qui ? Par qui sera-t-il décoré ?


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