Albert Cossery

 


C'était un matin splendide. Le ciel était d'un bleu pâle, sans un bout de nuage. Un soleil éblouissant inondait la terre. L'air était doux et tiède, à peine perceptible.

Tout cela était bien beau, oui, du côté de la ville européenne ; et surtout de l'autre côté du fleuve, là où s'étalent les villas somptueuses et les jardins fleuris. Mais dans les quartiers populaires, ce soleil magnifique faisait figure d'assassin. Sous ses rayons obliques, les masures infâmes étaient comme éclaboussées de sang. On aurait voulu le voir disparaître pour retomber de nouveau dans le noir fortuné de la nuit. Il n'y avait que la nuit, pour les pauvres. Là seulement ils se sentaient eux-mêmes et pouvaient cacher la honte de leur longue agonie.

Il avait plu durant la nuit et d'énormes masses d'eau s'étaient abattues sur la ville. Dans les quartiers populaires, cette eau s'était changée en une boue molle qui rendait impraticables les chemins et les venelles. Le peuple des pauvres s'en était tiré avec des dégâts matériels assez importants. Un vent violent avait bousculé les poulaillers sur les terrasses des masures, fait crouler les huttes et arraché les cordes à lessive. Dans la maison maudite de Si Khalil, les locataires, réveillés depuis l'aube, étaient sortis dans la cour pour étendre leurs hardes trempées par la pluie. Devant ce ciel limpide et ce soleil extraordinaire, ils demeuraient tremblants et hâves, ne pouvant croire aux promesses fallacieuses de l'avenir.


LA MAISON DE LA MORT CERTAINE (VI)


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