Albert Cossery
Sur le long chemin rocailleux qui passe au pied de la Citadelle, Si Khalil, monté sur sa bicyclette, pédale avec solennité, en homme conscient et responsable. De toute sa personne émane un air de supériorité comique, qu'accentuent encore les cahots de la route. Ses yeux brillent d'un désir de domination et de gloire. Pourtant, un détail néfaste gêne cette harmonie dominatrice et développe chez Si Khalil de noires idées de défaite. Il sent le froid pénétrer sa tête nue et cette impression le tourmente. Sa respectabilité se trouve, par cette négligence vestimentaire, particulièrement en défaut. Un propriétaire honorable, qui se balade tête nue, risque, il n'y a pas de doute, de se discréditer aux yeux du monde. Où est la différence entre lui et le premier gamin venu ? Ainsi, le geste de ses locataires mécontents aura conduit Si Khalil à ce suicide moral, pire que la mort. A ce souvenir, Si Khalil bouillonne d'une rage froide. Il est trop astucieux pour se permettre un esclandre. Il lui faut agir adroitement avec ces barbares qui ne reculent devant rien. Ne sont-ils pas assez pervertis pour habiter cette maison en ruine, dont les fragiles murailles proclament, à la face de l'univers, la certitude d'une mort certaine ? Une pareille témérité fait réfléchir Si Khalil et l'incite à la prudence.
Si Khalil, c'était un propriétaire de la pire espèce. Tout d'abord, sa miteuse fortune, il la devait à des spéculations franchement criminelles. Après des années de recherches sordides, il avait découvert un merveilleux filon. Muni d'un petit capital, il s'était lancé dans l'achat de certaines maisons croulantes, d'innombrables ruines que leurs propriétaires -trop heureux de s'en débarrasser quelques heures peut-être avant leur complet effondrement- lui abandonnaient pour un morceau de pain...
La Maison de la mort certaine(chap.V)
Commentaires
Enregistrer un commentaire