Etranges nouvelles d'Egypte

 


La felouque

L’image n’était pas très nette, mais en forçant davantage, les yeux plissés face au soleil éblouissant, je pus vaguement distinguer la silhouette d’un vieil homme assis devant une felouque.

  • Ça fait un moment que t’es là, tu sais, gamin !

La main en visière pour couper les rayons du soleil qui m’empêchaient d’y voir clair, je vis que le vieux repeignait délicatement les lettres du patronyme de son bateau. A new life. Une belle felouque à la coque blanche décorée d’un liseré bleu sur le dessus, et flanquée de mâts zébrés de jaune et de vert, une felouque traditionnelle en somme.

  • Vous savez ce que je fais là ? demandai-je au vieux à tout hasard.

  • C’est la meilleure celle-là, ricana-t-il en restant concentré sur ce qu’il faisait. Si je savais pourquoi moi-même je suis là, ici-bas, crois-tu que je passerais ma vie à repeindre indéfiniment ce rafiot, gamin ?

  • Comment ça ? demandai-je. Je ne comprends pas.

Il prit une grande respiration, une de celles que prennent les vieux briscards avant de donner une leçon de vie aux plus jeunes. Il posa son pinceau dans le pot de peinture et se tourna vers moi.

  • Tu m’as l’air honnête, gamin, alors je vais te dire quelque chose. Dans moins de cinq minutes, tu seras assis dans ce bateau avec moi, et on naviguera sur le Nil, ajouta-t-il en donnant des petites tapes sur la coque de la felouque.

  • Ah bon ? m’étonnai-je. Et pourquoi je ferais ça ? Non, vraiment, vous êtes sympathique mais je dois rentrer chez moi, lui répondis-je en me relevant, tout en cherchant mon équilibre.

  • Ah, ah ! Sais-tu seulement où c’est chez toi ? se moqua-t-il. Tu verras que j’ai raison, gamin, tu verras…

Ça ne suffisait pas que je me sois réveillé ici, complètement dépouillé, dans tous les sens du terme, gisant comme une ordure dont on se serait débarrassé pour ne pas avoir à la jeter plus loin, il fallait encore que je tombe sur un vieux fou.

Je me retournai en lui envoyant un salut par-dessus mon épaule, et je remontai le ponton jusqu’au quai, avec précaution, pour ne pas tomber. Je me sentais comme un animal blessé, titubant tel un ivrogne, alors que pourtant, je ne ressentais aucun effet de l’alcool. Mais alors que je levai la jambe pour retrouver la terre ferme, un voile noir me fit perdre la vue un court instant, juste le temps de cligner des yeux, et voilà que j’étais assis à bord de la felouque, navigant au milieu du Nil, le vieux tenant la barre.

  • Je te l’avais dit, gamin, tu vois, lança le vieux avec arrogance et une pointe de mépris.

  • Mais que s’est-il passé ? Comment je me suis retrouvé là ?

  • C’était prévu, répondit-il comme une évidence. C’est comme ça, une virgule, des points de suspension, ou une parenthèse si tu préfères, gamin.


Chabrol, Maximin. Etranges nouvelles d'Egypte


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