Nâzim Hikmet


 

Rome, 1935


Lorsque je demandai à la femme qui me louait la chambre, qui l'avait habité avant moi, elle eut d'abord un sursaut comme si on venait de la piquer à la cuisse avec une épingle. Puis elle m'a fixé de ses yeux inquiets et a répondu :

  • Il me semble qu'on ne vous a pas renseigné. On l'a arrêté, il y a deux jours...

Je n'ai rien compris à cette réponse inattendue. Mais, après une brève hésitation de part et d'autre, l'énigme s'éclaircit un peu. C'est qu'elle m'avait pris pour un agent de la Sûreté romaine. Quant à celui qui venait d'être arrêté, deux jours plus tôt, ce n'était qu'un jeune Abyssin. D'après les dires de la concierge, il était originaire de Galla, et il était idolâtre. Cela faisait un an qu'il avait loué cette chambre. Il lui aurait dit qu'il venait en Italie pour apprendre la peinture.

Après tout ce que je venais d'entendre, la concierge qui s'imaginait que je n'allais plus louer la chambre, se faisait déjà du mauvais sang. Elle m'assura qu'après le départ du nègre, elle avait soigneusement nettoyé la chambre et désinfecté les ferrailles du lit.

Je lui dis que je n'avais pas renoncé à louer l'endroit Et, le soir, lorsque je revins avec ma valise et mes bouquins, elle me regarda avec la stupéfaction que l'on a pour les livres et s'étonna que je n'ai pas eu la frousse d'habiter dans une chambre où un homme avait été embarqué par la police lors d'une rafle.

Seul, au milieu de la pièce, la première chose que je fis, ce fut de rester immobile pendant quelques instants. Ensuite, je me suis précipité vers le lit et m'y suis laissé tomber... et penser : Sur ce lit om je suis étendu maintenant, un jeune Abyssin a couché pendant un an.

Je me suis redressé pour m'asseoir et j'ai commencé à comprendre que je n'étais pas tout à fait seul dans cette chambre.

Peut-on se sentir seul dans une pièce dans laquelle a respiré, réfléchi, rêvassé et chanté, pendant un an, un homme qui est maintenant mort fusillé ?

Son arrestation et sa fin tragique le feront vivre dans cette chambre, aussi longtemps que ces murs resteront debout.


Lettres à Taranta-Babu

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