Abyssinia


 La gare Nikolaïevski vibrait donc d’une animation particulière ce 14 octobre 1897. À présent, des hommes en uniformes bleus, rouges et noirs, d’autres en civil et des femmes se pressaient sur le quai, près d’un train à destination d’Odessa. Au milieu des fumées, des vapeurs, dans le bruit métallique incessant d’une gare principale, cette foule s’apprêtait à se séparer pour un temps indéterminé : six mois, un an peut-être. Tous n’avaient pas quelqu’un à embrasser une dernière fois, mais même parmi les grands cosaques blonds et barbus que rien ne semblait pouvoir renverser, certains pleuraient. Avec leurs épouses, ils baisaient tour à tour la petite croix que le prêtre leur avait remise à chacun, deux jours plus tôt, à l'office de bénédiction, avant de se quitter sur des mots insaisissables et de monter dans les voitures pour rejoindre leurs compagnons déjà installés. Un géant cosaque de presque deux mètres, aux épaulettes de sergent, approcha un de ses camarades mariés et tenta de le réconforter en lançant d’une voix de baryton qui résonna à chaque extrémité du wagon :

— Allons, il n’y a ni deuil ni adieux. Pensons au retour, pour Dieu, pour le tsar et pour la patrie. 

Un hourra accueillit sa tirade. La nature aventureuse du cosaque ne tarderait pas à reprendre l’avantage sur la tristesse de la séparation, et à bord, l’ambiance respirait l’excitation du voyage ; un long voyage vers l’inconnu. De toutes les femmes sur le quai, une seule prit place dans le train. Il s’agissait de madame Vlassova, épouse de Piotr Mikhaïlovitch Vlassov, envoyé extraordinaire auprès de Ménélik, négus-negest d’Éthiopie. Les adieux ne durèrent pas. Un sifflet retentit bientôt, puis la locomotive s’ébranla et les wagons avec elle, traversant la gare devant une foule amassée qui, chapeaux ôtés, salua le convoi en criant « Bon voyage ». La gare Nikolaïevski disparut, puis les casernements cosaques qui voisinaient le chemin de fer et enfin Saint-Pétersbourg. La grande ville s’éloignait, mais les yeux ne se tournèrent pas vers elle. Personne n’imaginait ne plus la revoir et tous regardaient vers Odessa, les soldats surtout, pressés d’arriver pour abandonner le molleton des trains russes, trop confortable au militaire inhabitué. De Saint-Pétersbourg à Odessa — le grand port du sud ukrainien — il y avait 1 700 kilomètres à parcourir en chemin de fer. La morne campagne alentour, flétrie par l’automne, alternant forêts effeuillées, marécages bourbeux et plaines grises au brouillard suspendu n’incitait guère à l’admiration du paysage, et la petite expédition commença naturellement à faire connaissance.

Alexandre Page (Abyssinia, chap. 1)


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