Carlos Liscano
Mon cher enfant, toi, on n'a jamais réussi à te vendre. Tu étais invendable. Je crois que ce qui ne t'aidait pas c'était ta tête. Les gens s'en rendaient compte immédiatement. Ils te voyaient cette tête et ils continuaient leur chemin. Si tu parlais c'était bien pire. Mais ils n'avaient pas besoin de t'entendre, te voir leur suffisait. Je n'ai jamais vu un enfant aussi invendable que toi.
Mon père m'emmenait au marché tous les dimanches, bien propre et bien coiffé, et on revenait toujours à la maison sans que personne n'ait même seulement demandé combien je coûtais. J'ai vécu ainsi je ne sais combien d'années, allant de marché en marché, devenant vieux.
Jusqu'au jour où apparut une femme qui voulait acheter n'importe quel enfant et ça lui était égal qu'il soit en bonne santé ou malade comme moi. Mon père lui a probablement fait un prix pour se débarrasser d'une marchandise qui ne trouvait pas de débouché. La femme n'était pas méchante, mais elle n'avait pas la moindre idée de ce que c'était que de s'occuper d'un enfant. Elle se consacrait aux chats, elle en avait trente-deux et elle pensait qu'un enfant et un chat c'est plus ou moins la même chose.
Toi, l'enfant, pourquoi tu manges tant ? Tu ne peux pas te contenter du lait ? Tu as vraiment besoin de manger du pain avec tout le lait que tu bois ?
Ma famille (1998)
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