En Jordanie, la censure d'un roman pour «érotisme» fait polémique
Qasem Tewfik |
La présentation, en Jordanie, d'un roman jugé immoral, voire «incitant à la pédophilie», dans le cadre d'un programme destiné à la jeunesse, agite l'opinion arabe depuis quelques semaines.
Intitulé Mira et paru il y a trois ans, le roman de Qasem Tewfik, écrivain à succès, a été retiré du programme, puis de tous les étals début décembre sur décision de la ministre de la Culture, à la suite d'un flux de plaintes et de dénonciations dans les médias et sur les réseaux sociaux. Des dizaines de pages Facebook et Twitter regorgent en effet de commentaires appuyés d'extraits du texte incriminé.
«Le désir de célébrité et de gloire a incité l'auteur de Mira à commettre des récits racontant des choses qui se passent entre un homme et une femme au lit ou décrivant des pratiques malsaines dans les toilettes. Il est même allé jusqu'à écrire sur l'homosexualité, le lesbianisme et zoomer sur des rapports sexuels entre une femme et un enfant», lit-on dans un de ces commentaires. Un autre s'en prend à tous les écrivains en jugeant qu'«ils s'ingénient à détruire les bonnes valeurs et à tuer l'innocence dans les esprits des jeunes et des enfants avec des romans comme Mira».
Les vieux démons réveillés
Ces stigmatisations rappellent les campagnes d'ostracisme et de diabolisation ayant accompagné la parution de tant de romans arabes, dont les auteurs étaient accusés de blasphème et, par la même occasion, d'«incitation à la débauche»: on peut citer Les Fils de la médina de Naguib Mahfouz (1959), Le Festin des algues de Haïdar Haïdar (1983), ou encore La Chute de l'imam de Nawal el Saadawi (1987). Ce qui n'empêche pas toute une vague d'écrivains arabes de revendiquer, vaillamment, une littérature érotique dans son acception esthétique et libertaire.
La violence des réactions est telle que les amateurs de livres et les défenseurs de la liberté d'expression en général ont réagi de manière très discrète et craintive. Ce qui en dit long sur l'état des libertés dans cette région du monde, en proie à un regain de conservatisme.
Très vite, la polémique a d'ailleurs pris l'allure d'une affaire d'État. Après l'intervention de l'Assemblée nationale du pays, qui a diligenté une enquête et conclu que le roman de Qasem Tewfik «portait atteinte à la famille jordanienne et aux valeurs nationales», le Premier ministre a enjoint au ministère de la Culture de retirer du marché toutes les publications «incompatibles avec les valeurs et traditions de la société jordanienne». L'occasion de confisquer tous les autres ouvrages qui auraient échappé à la censure.
C'est dans une solennité rappelant les dictatures théocratiques que la ministre de la Culture, Haifa Najjar –une femme pourtant réputée moderniste– a ensuite annoncé la décision de censurer Mira. Le jour même, tous les membres du comité de lecture ayant approuvé la republication du roman dans le cadre du programme Family Library ont annoncé leur démission. Non contents de cet acte de rémission, des députés de l'opposition ont réclamé la tête de la ministre. Et ils ne sont pas loin de l'avoir.
Histoire d'amour, guerre civile et scènes lascives
Mais de quoi parle l'ouvrage? L'histoire se déroule dans les années 1990 entre la capitale jordanienne, Amman, et la ville de Novi Sad, en ex-Yougoslavie. Un jeune Jordanien de confession musulmane, Raad, part à Novi Sad pour ses études et y fait la connaissance d'une infirmière, Mira. Une relation amoureuse s'installe rapidement, puis ils se marient et ont des enfants, Chadi et Raja.
Après le déclenchement de la guerre civile, à l'été 1992, le couple décide de se rendre à Amman. Cependant, Chadi reste dans son pays et s'engage dans l'armée serbe contre les musulmans de la Bosnie. Il va plus tard commettre l'irréparable, en poignardant sa mère avec un couteau de cuisine après avoir entendu des hommes la désigner comme une «prostituée».
L'auteur décrit quelques scènes que l'on peut qualifier de lascives, tout en mettant le désir sexuel au centre des déchirements confessionnels et familiaux et des violences qui ont marqué cette période.
«Les scènes décriées n'ont pas été conçues pour exciter les lecteurs»
Qasem Tewfik, 68 ans, est auteur d'une vingtaine d'ouvrages et lauréat du prix Katara 2018 pour le meilleur roman arabe. Contacté par Slate, il refuse de commenter la décision du gouvernement, mais se sent en droit de se défendre.
Il explique notamment que toute cette polémique autour de son livre tient à une scène de voyeurisme où un jeune adolescent fantasme sur sa voisine, Mira, et se masturbe en la regardant sur sa terrasse. «Ce qui pose problème, dit-il, c'est que les scènes décriées n'ont pas été conçues pour exciter les lecteurs ou parler à leurs instincts. Bien au contraire, elles sont décrites de telle sorte qu'ils se sentent écœurés et s'en détournent.»
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