Mille et une nuits
Le voyage dura un mois entier, au bout
duquel nous entrâmes dans une ville où nous vendîmes nos
marchandises ; et nous fîmes un bénéfice de dix dinars pour chaque
dinar ! Puis nous quittâmes cette ville. Comme nous arrivions au
bord de la mer, nous trouvâmes une femme, vêtue d’habits vieux
et usés, qui s’approcha de moi, me baisa la main et me dit : « Ô
mon maître, peux-tu me secourir et me rendre service ? et je saurai
bien, en retour, reconnaître ton bienfait ! » Je lui dis : «
Oui, certes ! je sais secourir et obliger ; mais ne crois pas être
obligée de m’en être reconnaissante. » Elle me répondit : « Ô
mon maître, alors marie-toi avec moi, et emmène-moi dans ton pays,
et je te vouerai mon âme ! Oblige-moi donc, car je suis de celles
qui savent le prix d’une obligation et d’un bienfait. Et n’aie
point honte de ma pauvre condition ! » Lorsque j’entendis ces
paroles, je fus pris pour elle d’une cordiale pitié. Je l’emmenai
donc, je la vêtis de riches habits ; puis j’étendis pour elle,
dans le navire, de magnifiques tapis, et je lui fis un accueil
hospitalier. Puis nous partîmes. Et mon cœur l’aima d’un grand
amour. Et depuis je ne la délaissai ni jour ni nuit. Et moi seul,
parmi mes frères, je pouvais œuvrer avec elle. Aussi mes frères
furent pleins de jalousie ; et ils m’envièrent aussi pour ma
richesse et la belle qualité de mes marchandises ; et ils jetèrent
avidement leurs regards sur tout ce que je possédais, et ils
concertèrent ma mort et le rapt de mon argent : car Satan leur fit
voir leur action sous les plus belles couleurs. Un jour que je
dormais aux côtés de mon épouse, ils vinrent à nous, et nous
enlevèrent et nous jetèrent tous deux à la mer ; et mon épouse se
réveilla dans l’eau. Alors tout d’un coup elle changea de forme
et se mua en diablesse . Elle me prit alors sur ses épaules et me
déposa dans une île. Puis elle disparut pour toute la nuit, et
revint vers le matin, et me dit : « Ne me reconnais-tu pas ? Je suis
ton épouse ! je t’ai enlevé, et t’ai sauvé de la mort. Car,
sache-le bien, je suis une gennia. Et, dès l’instant que je t’ai
aperçu, mon cœur t’a aimé. Lorsque je suis venue à toi dans la
pauvre condition où j’étais, tu as bien voulu tout de même te
marier avec moi. Et alors, moi, en retour, je t’ai sauvé de cette
mort dans l’eau. Quant à tes frères, je suis pleine de fureur
contre eux, et certainement il faut que je les tue ! »
Lorsque vint la nuit je fermai ma boutique, et, en entrant dans ma maison, je trouvai ces deux chiens-ci attachés dans un coin. Quand ils me virent, ils se levèrent et se mirent à pleurer et à s’attacher à mes vêtements ; mais tout de suite accourut mon épouse qui me dit : « Ce sont là tes frères. » Je lui dis : « Mais qui a pu les mettre dans cet état ? » Elle répondit : « Moi ! J’ai prié ma sœur, qui est bien plus versée que moi dans les enchantements, et elle les mit dans cet état, dont ils ne pourront sortir qu’au bout de dix années. »
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