Théâtre Nô
LE BROCANTEUR – Acheter aux uns ce qu'ils ne veulent plus, le revendre à d'autres qui en sont friands, voilà mon métier dans ce recoin. D'étranges défroques me passent par les mains. Un jour, ce fut une peinture ancienne, rouleau tout moisi dont un croquant s'est défait pour un rotin.
C'était une peinture comme je les aime, simple et très sobre, de haut en bas un seul poème nerveusement écrit par une femme.
Elle se plaignait obscurément de son destin brisé, d'un amour méconnu, d'une âme piétinée,
et elle réclamait secours.
Les mots étaient inattendus, comme un cri strident, la nuit. Les regardant, on les retrouvait au fond de soi,
ombrant de tristesse le cœur, sans raison évidente.
Que ce tableau fut accroché près de mon lit ou suspendu dans la grande salle ou remisé dans un réduit, jamais je ne pouvais dormir en paix.
Veillant ou rêvant, comptant ou songeant, je voyais, chaque nuit, venir à moi, lente comme une ombre, l'image d'une femme.
C'était un être d'une extrême beauté dans ses vêtements anciens, radieux comme tout ce qu'on devinait d'elle.
Un pli à peine marqué en haut du front ravivait le cri muet du poème que captaient avec une pudeur étrange des sourcils brumeux.
Elle me regardait fixement avec des prunelles qui... Non, non ! Ce souvenir m'effraie.
J'ai voulu me défaire de cette peinture en la revendant au premier venu : il me la rendait le lendemain. Et j'allais désespérer d'en finir jamais de ce supplice quotidien, quand, aujourd'hui même, il y a une heure, un jeune fat de la capitale prit feu pour ce morceau encombrant.
Il fallait en venir à bout.
Taisant le vice de ce fruit véreux, je l'ai fait miroiter aux yeux de ce fou, et j'ai brusqué la vente.
La quatre-vingt-dix-neuvième fois que je le vendais, ma foi !
A lui désormais de goûter les effrois nocturnes. Pourquoi le plaindrais-je ? M'a-t-on plaint, moi ?
Je vais enfin pouvoir dormir en paix.
L'Osmanthe de Daïji Marouoka
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