Un jugement qui fera date

- « Monsieur le Procureur, Monsieur le Juge, Messieurs les avocats, Mesdames, Messieurs les jurés, je ne doute pas une seconde de vos compétences ni de votre honnêteté. Mais il faut tout de même constater que dans tous les domaines l'erreur humaine existe. Ce n'est pas une nouveauté ; on le sait depuis l'antiquité : Errare humanum est. Je ne prendrai que le cas de la médecine. Il est établi qu'un médecin, qu'un chirurgien, le plus qualifié qu'il soit, ne peut rien contre la machine qui, elle, ne se trompe jamais. De plus, la précision obtenue est de l'ordre du micron, alors qu'un excellent praticien ne pourra jamais aller au-delà du millimètre dans son opération. Désormais, on le sait bien, les avions atterrissent grâce au pilotage automatique. Les seuls crashes qui se se produisent, c’est quand l'homme est aux commandes et qu'il commet une bévue. Un seul ordinateur peut avaler des milliards de données, alors que dans le même temps des millions d'humains ne peuvent rivaliser qu'avec parcimonie.

C'est pourquoi, en tant qu'accusé, je demande à être jugé par une Intelligence Artificielle, pour éviter tout risque d'erreur, toute suspicion de favoritisme et toute forme de subjectivité. » 


Le juge, un moment abasourdi par une telle déclaration, consulta à voix basse les autres membres du barreau et demanda une suspension d'audience. Dans le couloir parsemé de statues pensives, ce fut un brouhaha qui amplifia rapidement avec les vociférations des journalistes.

Pierre Lambert retourna dans sa cellule, mais les gendarmes qui l'encadraient le regardaient désormais avec un mélange de crainte et d'admiration. Ce type était un parricide. Quelques soient les griefs que l'on peut avoir contre un père, on tue tout de même pas celui qui est malgré tout son papa, disait un juré qui avait déjà son idée sur le verdict. Même l'avocat de la défense était perplexe :

  • Ce n'est pas du tout ce que je lui avais suggéré. Moi, j'ai parlé d'une longue relation délétère, qui avait amené les deux hommes à s'affronter tous les jours de manière de plus en plus violente. Je lui disais qu’Oedipe avait tué son père et que sa mère lui avait pardonné, si on peut dire. En somme, je l'incitais à nous plonger dans le passé et lui il a fait tout le contraire pour nous projeter dans le futur.

La presse évidemment envenima l'atmosphère déjà électrique et le gouvernement fut dans l'obligation de prendre position. Le Ministre de la Justice se plaignit :

  • Çà fait à peine six mois que je suis ministre et il faut déjà prendre position. C'est fatiguant.

Le lendemain, le chef du gouvernement courageusement rassembla tout son monde pour examiner la situation, mais son opinion était déjà faite :

  • De toute façon, nous sommes obligés de céder parce que, même si vous le jugez avec un jury populaire, il y aura toujours des petits malins pour confier l'affaire à l’IA. Et si les deux verdicts diffèrent, de quoi aurons-nous l'air ?

  • Mais enfin, nous avons toujours jugé à notre façon, et personne ne s'en est plaint, à part les coupables. Il ne faut pas céder à cette nouvelle mode, à cette vague de modernisme qui pourrait nous mettre au rencard...

  • Si maintenant les juges, les avocats, les procureurs, les greffiers ne servent plus à rien...

  • Il y a cinquante ans, qui aurait-dit qu'il n'y aurait plus de gardes-barrières ?

  • Vous savez très bien que c'est l'Intelligence Artificielle qui fait les devoirs de nos enfants, les comptes-rendus de vos collaborateurs, les discours du Président. Alors un peu plus, ou un peu moins...

  • Oui, mais, on aurait pu penser que le domaine de la justice en serait préservé. Comme le milieu artistique, car nous sommes des artistes dans notre genre...

  • Mais, cher ami, les scenarii échappent désormais aux scénaristes ; ils s'en plaignent assez. Même les dialogues sortent tout frais émoulus de la machine.

  • Oui, frais et moulus...

  • Messieurs, il faut en finir aujourd'hui, sinon on va encore nous accuser d’atermoiement.

Il fut donc décidé d'en référer aux Sages, dont le président, comme à son habitude, commença par déclarer que la décision ne relevait pas du Conseil Constitutionnel.

  • Ben, si ! lui a-t-on dit.

  • Ah bon.

Il finit par reconnaître que d'accord.

C'est alors que certaines voix se firent entendre pour dire qu'elles ne comprenaient pas pourquoi il fallait en appeler au Conseil Constitutionnel plutôt qu'à l'IA.

  • C'est ce que je disais, a dit le Sage en Chef.

  • Mais enfin on ne va pas demander à l'Intelligence Artificielle de juger si c'est à l'Intelligence Artificielle de juger ! On ne peut pas être juge et partie.

  • Justement, c'est ce qu'on vous demande : être juge et parti, de manière à laisser l'IA juger en toute indépendance.

Le soir, le Président est apparu à la télévision. Il avait l'air grave comme si c'était encore le COVID. Mais non, il voulait juste demander aux Français de bien vouloir donner dimanche prochain, car c'était la Journée du Soutien aux Armées :

  • Cher concitoyens, des militaires passeront dans toutes les familles avec un tronc kaki. Je vous en prie, soyez généreux, car il nous faut la plus belle armée de l'Europe, sinon on va passer pour quoi ? Par ailleurs, on se bat maintenant à coup de drones télécommandés, c'est le progrès. Eh bien, il est juste que la justice bénéficie aussi de la science moderne et donc c'est l'Intelligence Artificielle qui jugera Pierre Lambert et qu'on n'en parle plus. Toutes ces discussions retardent la fabrication des chenilles processionnaires de nos fameux chars AMX. Vive la France ! (et on entendit la Marseillaise merveilleusement interprétée par l'IA de l’Élisée)

La presse gouvernementale se félicita de cette décision. L'opposition fit entendre qu'elle n'était pas tout à fait d'accord, mais de là à voter une motion de censure...

On ressortit donc le sieur Lambert de sa cellule. Toutes les pièces du dossier furent ingurgitées par une machine vorace qui ne recrachait rien. L'accusé regrettait son acte, mais il expliqua que le climat familial était devenu un enfer. Des témoins vinrent témoigner. Dans un sens et dans l'autre. Dans la grande salle du tribunal, vide de ses jurés, délaissée par la partie adverse, on entendait juste le cliquetis discrètement métallique de la machine qui digérait, avec parfois quand même quelques hoquets, pour montrer qu'elle était comme tout le monde.

Puis vint le grand moment de la décision finale. L'ordinateur géant se mit en branle et il en sortit quelques feuillets. Malheureusement, dans un premier temps, le verdict était rédigé en chinois, puis nous eûmes une version en japonais. Eh oui, les constructeurs, dans cette mondialisation forcenée, n'avaient pas saisi que le procès se déroulait à Paris. Enfin, après quelques heures et beaucoup d’inquiétude, des feuilles et des feuilles en serbo-croate et en coréen, vint le tour du français juste après le danois (ce qui montre combien notre pays a perdu de places dans le classement des nations qui comptent).

Finalement, Pierre Lambert était acquitté. C'est son père que l'IA jugeait coupable, et comme il était mort, tout est rentré dans l'ordre. Le progrès avait encore marqué des points sur la grande échelle de l'avenir radieux.

 

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