Junichiro Tanizaki
Né en 1886 à Tokyo, Junichiro Tanizaki est un des écrivains majeurs de la littérature japonaise du Xxème siècle. Ses œuvres sont empreintes de la nostalgie d'un Japon révolu, ainsi que d'un esthétisme très personnel, d'une tonalité obsessionnelle.
O-Fumi-san ainsi que moi-même restions au chevet du vieux Tsikakoshi dès le matin. Après une visite du médecin, venu pour lui faire une injection de camphre, le Retraité se prit à dire :
Ah, je n'en peux plus. Je vais bientôt rendre l'âme. O-Fumi, O-Fumi, pose tes pieds sur moi jusqu'à ma mort. Je veux mourir piétiné par toi.
Sa voix était presque inaudible, mais il avait articulé très clairement ces quelques mots.
O-Fumi-san, toujours silencieuse, posa son pied sur le visage du malade, d'un air indifférent. Comme elle l'y maintint jusqu'à cinq heures et demie précises de l'après-midi, elle alla chercher le tabouret afin de ne pas rester debout, ce qui aurait été vraiment épuisant. Elle alternait le pied droit et le pied gauche, tout en restant assise.
Le Retraité parla une seule fois pendant tout ce temps, pour dire « merci », d'une voix faible et en faisant un signe de la tête.
O-Fumi-san gardait le silence, imperturbable.
Bah, il n'y a rien à faire ! Puisqu'il touche à sa fin, faisons preuve d'un peu de patience...
Je ne sais si cela relève de ma seule imagination, mais j'eus l'impression de lui voir esquisser un sourire où semblait se lire cette pensée.
La fille du Retraité, Hatsuko, accourue une demi-heure avant sa mort, avait été obligée d'assister à cette scène qui l'on ne pouvait qualifier que de pitoyable, de comique ou d'extraordinaire.
Elle s'emblait lui inspirer une très vive répulsion plutôt qu'un sentiment de tristesse, et Hatsuko resta le visage baissé dans une tension extrême et dans un malaise indescriptible.
Ce devait être terrible pour elle, mais O-Fumi-san, qui voulait sans doute se moquer de la famille du vieillard, à moins que ce ne fût par antipathie pour Hatsuko, persista dans cette attitude.
Mais cette obstination procurait, en fait, une consolation incomparable au malade.
Le vieil homme put ainsi expirer dans le plus grand des ravissements. L'adorable pied de sa maîtresse, qui se posait sur son visage, suspendu au-dessus de lui, représentait pour le moribond comme une nuée violette descendant du ciel pour y recueillir son âme.
Le pied de Fumiko (1919)
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