Voler la littérature


Etudiant sans trop le sous, il nous est arrivé à l'époque (il y a prescription) de ne pouvoir résister à l'attrait d'un livre un peu trop cher pour nos finances. Nous le chapardions avec une discrétion qui n'avait d'égale que notre vantardise de l'avoir fait. Il y avait alors beaucoup de petites librairies accueillantes et chaleureuses. On s'en voulait parfois de piquer un bouquin tant le libraire nous avait à la bonne. Mais enfin, il faut bien lire... Et puis, tout de même, certaines fois nous en achetions. Tous les magasins ne disposaient pas de système de détection des vols. Je me souviens de la réflexion d'un libraire, constatant qu'un de ses ouvrages avait disparu : « Un livre volé est un livre lu ». Ce qui démontre qu'il avait plus le soucis de la culture générale que de son économie personnelle.

Quand une librairie fermait, parfois j'avais un sentiment de culpabilité en me disant que si j'avais payé tous les livres que je... Mais enfin, ce remord n'allait pas jusqu'à ne pas me rendre compte que c'était essentiellement la situation économique qui était responsable de la fermeture. D'ailleurs aujourd'hui, ils ont presque tous disparus, y compris ceux chez qui je n'ai rien piqué.

Le libraire de l'époque prenait son rôle très au sérieux ; il conseillait parce qu'il avait lu ce qu'il vendait, pas tous les livres bien sûr, mais un certain nombre. En tout cas, il était capable d'en parler. Il savait ce qu'il avait dans sa boutique, et ce qu'il n'avait pas et qu'il pouvait faire venir. Il avait aussi ses auteurs de prédilections, ses goûts et ses dégoûts. Je me souviens de l'un d'eux à qui il ne fallait pas parler de Camus, qu'il vendait quand même, mais sans vanter du tout la marchandise. C'est ce qui faisait pour moi qu'un libraire n'était pas un commerçant comme un autre. Un bijoutier aurait vendu n'importe quelle horreur en faisant l'article : ça vous ira tellement bien !

Alors aujourd'hui, il ne reste que les maisons de la presse qui peuvent vous commander le dernier Michel Drucker et les grandes surfaces du livre. Il y a encore quelques librairies dignes de ce nom, mais en constante disparition. Souvent elles sont tenues par des personnes âgées et on sent bien que le cœur n'y est plus.

Ce qu'il s'est passé aussi, c'est qu'un petit génie, Jeff Bezos, à l'heure où l'on pouvait penser que le livre-papier comme on dit, était déjà mort et enterré a décidé, en créant Amazon, de faire main basse sur les bouquins. C'était un pari audacieux. Au début, il s'y est attelé avec quelques amis et beaucoup de cartons, puis les années suivantes par un système d'une rationalité et d'une efficacité sans précédent dans ce domaine. Seulement, et quoiqu'on puisse penser de son flair et de la réussite de son affaire, lui, il a réellement volé la littérature. Il est bien temps maintenant de dire : achetez chez votre libraire, pas dans cette GAFA ! Maintenant que le libraire n'est plus qu'un souvenir pour sexagénaires. Allez plutôt à la FNAC ! La Fnac qui vend aussi des smartphones, du matériel de bricolage et des cafetières, en partenariat avec Darty...

Il reste que le livre, volé ou pas, nous regarde du coin de l'œil et nous dit : « Il y a quelqu'un qui m'a écrit, le reste ce n'est plus de la littérature... »
 

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