Gabriel Báñez
Personnalité
discrète mais majeure de la vie littéraire argentine, Gabriel Báñez
(1951-2009) a obtenu de nombreuses récompenses pour son œuvre,
dont le prix Letra Sur en 2008. Il a passé sa vie entre l'Argentine
et le Mexique. En français, aux Editions La dernière gouttes, on
trouve plusieurs de ses livres, dont « Les enfants
disparaissent » et « Le mal dans la peau » qui sont
vraiment excellents.
Irina
Je
l'ai connue durant un voyage en bus. Elle allait à Rivera, dans
l'ouest de la province, quasiment au bord de la Pampa, où elle
disait avoir de la famille, et moi j'allais dans les zones inondées
du côté de Rivadavia, où le fleuve Quinto avait débordé et causé
de gros dégâts. Elle me demanda où j'allais. Je lui dis que je
devais prendre des notes sur les inondations. Elle me demanda si
j'écrivais. Je lui dis que non, que je faisais juste quelques
papiers pour les journaux.
C'est
alors que le bus ralentit et se glissa sur la seule voie disponible ;
de l'autre côté de la route les pluies et les inondations
menaçaient d'interrompre l'unique voie de communication terrestre.
Il faisait presque nuit et la lune scintillait sur une immense
étendue liquide. « Dire, murmura-t-elle, que le drame de cette
zone a toujours été la sécheresse ». Et elle ajouta, avec un
sourire : « Moi, l'eau m'a toujours terriblement
excitée ».
Irina
pouvait dire ce genre de chose à un inconnu parce qu'elle se savait
asexuée. C'était comme si elle établissait entre nous une
supériorité naissante, et toujours un peu préméditée. Malgré
tout, cette révélation me laissa stupéfait. Je ne pouvais me
défendre qu'en éclatant de rire, puis en souriant comme un idiot,
pendant qu'elle, furtivement, allumait une cigarette et adoptait une
moue ironique comme les volutes de fumée qu'elle envoyait sur la
vitre du bus. Durant ce voyage, je me souviens, j'ai eu souvent
l'occasion de sourire comme un idiot. Et elle, de la même façon, à
chaque fois que ça se produisait, se tournait vers la fenêtre pour
se mesurer au paysage, regarder en silence et prendre ses distances
comme pour établir une disproportion incroyable de forces entre
nous. Comme si elle ne voulait pas voir les dommages causés dans le
champ de bataille ennemi. C'est cette indolence qui donnait à Irina
toute sa force, sa supériorité manifeste. Cela venait aussi du
silence qu'elle instaurait, de cette forme provocatrice de
m'attendre, de m'agresser.
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