Charles-François Tiphaigne de la Roche
Illustration pour Giphanti de Charles-François Tiphaigne de la Roche |
Il y a exactement trois cents ans aujourd'hui, le 19 février 1722 naissait Charles-François Tiphaigne de la Roche, écrivain français, peu connu aujourd'hui et pourtant l'un des maîtres de l'anticipation. Dans ses écrits, il a décrit notamment la photographie que Niépce mettra au point un siècle plus tard, mais aussi la télévision et même le Bing Bang. Il tenait lui-même à un certain anonymat, parce que le caractère osé et avant-gardiste concernant par exemple ses thèses sur la liberté sexuelle ne pouvait que lui faire craindre la censure. Voici un extrait d'un de ses principaux textes : Giphantie (anagramme de Tiphaigne)
Tout ce que je voyais à Giphantie était extraordinaire ; le repas auquel on m'invita ne le fut pas moins. Trente salières remplies de sels de différentes couleurs occupaient une partie de la table et formaient un cercle, au milieu duquel on avait placé un fruit assez semblable à nos melons. A côté, était une carafe pleine d'eau, autour de laquelle d'autres salières formaient un autre cercle.
Cet appareil n'avait rien de tentant ; jamais je ne me sentis moins d'appétit. Cependant, pour ne pas manquer à un hôte auquel je devais tant d'égards, je voulus goûter du fruit qu'il m'offrit. De la terre, que la chimie la plus rigoureuse dépouillerait de la moindre parcelle étrangère, aurait autant de goût. Je me fis violence pour en avaler quelques morceaux. Je bus un verre d'eau et je dis au préfet que sûrement mes forces étaient plus que suffisamment réparées, et que, s'il le jugeait à propos, nous continuerions de visiter les singularités de Giphantie.
Tu as la complaisance de goûter du fruit et de la liqueur, me dit-il ; tu auras celle d'assaisonner l'un et l'autre. Les poudres salines qui les environnent ont peut-être plus de vertu que tu ne penses. Je t'invite à en essayer.
A ces mots, je considérais plus attentivement les salières ; je vis que chacune était étiquetée ; et je lus, sur celles qui environnaient le fruit insipide, sel de bécasse, sel de caille, sel de macreuse, sel de truite, sel d'orange, sel d'ananas, etc... Sur les autres, je lus : sève concrète de vin du Rhin, sève du Champagne, du Bourgogne, du Scuba d'Irlande, d'huile de Vénus, de crème de Barbade, etc...
Ayant repris le fruit, sur une petite tranche je répandis un grain de l'une de ces matières salines ; et, l'ayant goûté, je la pris pour une aile d'ortolan. Je regardai la salière qui m'avait fourni le sel ; son étiquette m'annonçait cette faveur. Etonné de ce phénomène, sur une autre tranche, je répandis du sel de turbot, et je crus savourer l'un des meilleurs turbots que la Manche fournisse. Je voulus faire la même épreuve sur ma boisson aqueuse et peu attrayante; selon le sel que j'y dissolvais je bus du vin de Beaune, de Nuis, de Chambertin, etc...
Mon secret serait déjà public: mais tous les avantages qui y sont attachés ne me rassurent point contre une frayeur qui comme on va voir, n'est assurément pas sans fondement. Je crains que cette classe de gens sans cesse occupés à ouvrir de nouveaux canaux pour faire couler à eux la substance du peuple, n'étendent leurs mains avides sur mon sel et n'entreprennent de le distribuer en le chargeant de quelques légers impôts. On saut que ces légers impôts vont toujours en s'appesantissant, et finissent par accabler ; assez semblables à ces pelotes de neige qui roulant du sommet des montagnes, et bientôt devenues des masses énormes, déracinent les arbres, renversent les maisons et désolent les campagnes.
Je crois me connaître en ce monde : je
garde mon sel et je ne régalerai personne.
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