Julio Cortazar

 


Propriété d'un fauteuil

Chez Jacinthe, il y a un fauteuil pour mourir .

Quand quelqu'un devient vieux, on le prie un jour de s'asseoir dans ce fauteuil qui est un fauteuil comme tous les autres mais avec une petite étoile argentée au centre du dossier. La personne sollicitée soupire, agite un peu les mains comme pour décliner l'offre puis va s'asseoir dans le fauteuil et meurt.

Les enfants, toujours espiègles, s'amusent, en l'absence de leur mère, à faire asseoir les visites dans ce fauteuil. Comme les visites sont au courant mais savent qu'on ne doit pas parler de ces choses, elles regardent les enfants d'un air très gêné et s'excusent avec des mots qu'on emploie jamais pour parler aux enfants, ce qui les réjouit énormément. Les visites trouvent toujours un prétexte pour ne pas s'asseoir mais quand la mère apprend -tôt ou tard- ce qui s'est passé, il y a des fessées retentissantes au moment d'aller au lit. Les enfants ne se corrigent pas pour autant, et de temps en temps, ils arrivent à tromper un visiteur candide et à le faire asseoir dans le fauteuil. Dans ces cas-là, les parents font semblant de rien car ils ont peur que les voisins finissent par apprendre les propriétés du fauteuil et viennent l'emprunter pour y faire asseoir de la famille ou des amis. Entre-temps, les enfants grandissent et le moment arrive où, sans savoir pourquoi, ils cessent de s'intéresser au fauteuil et aux visites. Ils évitent même d'entrer au salon et font le tour par la cour, et les parents, qui sont déjà vieux, ferment à clé la porte du salon et regardent fixement leurs enfants comme s'ils voulaient-lire-leurs-pensées. Les enfants détournent les yeux et disent qu'il est l'heure d'aller se coucher ou de se mettre à table. Le matin, le père se lève le premier et va toujours voir si la porte du salon est bien fermée à clé, si l'un des enfants ne l'a pas ouverte pour qu'on voie le fauteuil de la salle à manger, car la petite étoile d'argent brille dans l'ombre et on la voit parfaitement de partout dans la salle à manger.


Julio Cortazar, Propriétés d’un fauteuil, lu pour lui-même dans sa tombe


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