Chagrin d'amour par Dumitru Crudu

J'allais tous les jours dans un bois aux bords d'un lac, et je m'étendais sous un arbre, les mains sous la tête, sans rien faire. Mais ça ne m'aidait en rien. En rien du tout, et au fur et à mesure que les jours passaient, cette souffrance devenait de plus en plus pénible et douloureuse, comme devient de plus en plus pénible et douloureux un fardeau que tu portes sur le dos. Ecris, je me suis dit alors, écris pour oublier, écris tout ce qu'il te passe par la tête, tout ce que tu veux pourvu que tu oublies, alors j'ai sorti mon stylo de mon sac et j'ai commencé à écrire, j'ai écrit tout ce qui me passait par la tête, les mains tremblantes de peur, mais en écrivant ma souffrance n'a fait qu'augmenter encore. Au lieu de m'en échapper, je ne faisais qu'en décupler les effets. Au lieu d'oublier Margareta, je soupirais toujours plus en pensant à elle, multipliant ma souffrance à l'infini.

C'est alors que j'ai commencé à boire en compagnie de Titi, Angelo Vdovcenco, Răzvan Lebădă, Anton Șleahțichi, Paul Zatușevschi et Florinel, qui savait jouer à la guitare quelques chansons déchirantes du cénacle Flacăra, et moi je l'imitais, dans l'espoir de calmer ma douleur et n'y arrivant pas du tout. Je suis parti à Flutura, mais ma souffrance est arrivée à Flutura avant moi, alors je suis reparti ne sachant plus quoi faire pour échapper à cette monstruosité qui m'accompagnait partout et qui m'attendait partout, prêt à tout instant à m'écraser sans pitié comme on écrase un cafard, et c'est alors que j'ai rencontré sur le boulevard Lénine Terebnea, qui, ayant deviné pourquoi je souffrais tant, m'a dit :

  • Tu peux m'écraser les doigts sous tes grosses bottines, mais je ne crois pas que cette femme, pour laquelle tu es prêt à te taper la tête contre le mur, si tu ne l'as pas déjà fait, je ne crois pas qu'elle soit au courant de tes souffrances. Elle en sait quelque chose ou pas ?

  • Tu crois que ça compte, lui ai-je répondu avec une voix étranglée et lui ne m'a plus rien dit.

Mais c'est juste maintenant que je me rends compte que, lorsqu'il s'étonnait que je puisse souffrir pour une femme avec laquelle je n'avais pas couché, il savait de qui il s'agissait. Ensuite, il m'a dit qu'il est sûr que tout mon amour s'est réduit à offrir tous les jours un bouquet de fleurs sans même donner ton nom, comme si c'était tabou de le prononcer. Ou peut-être qu'on ne donne jamais son nom.

  • Mais elle, ce n'est pas de fleurs qu'elle avait besoin, mon gars, mais d'une pine vigoureuse, tu comprends, c'est de cela qu'elle avait besoin, comme toi tu as besoin d'une femme à baiser, m'a-t-il dit, voulant me toucher profondément et ne me touchant pas du tout, parce qu'il évitait de prononcer son nom. Tous les deux nous pensions à elle, et aucun d'entre nous ne disait son nom. Après nous sommes allés ensemble au café Jaba et j'ai vidé une bouteille de vodka.

  • Dis donc, tu as écrit des poèmes ces derniers temps ?

  • Oui.

  • Tu peux m'en lire une !

J'ai commencé à lire et il m'a interrompu.

  • Bon, ce n'est pas la peine d'aller plus loin. Est-ce que tu as déjà baisé avec une femme ?

  • D'où tu conclus cela ?

  • Ca se voit à la lecture de ta poésie.

  • Comment tu peux...

  • Hé, dis-moi franchement as-tu déjà baisé ou non ?

  • Je ne peux pas répondre à cette question.

  • Mais tu viens d'y répondre.

  • Quoi ?

  • En rougissant. Tu rougis encore maintenant. Et tu veux devenir poète ? Hein ? Tu ne peux être poète et en même temps rougir. Tu comprends ? Maintenant je me rends compte que tu ne pourrais jamais devenir un poète. Tu n'as aucune chance de le devenir. Purement et simplement, aucune chance. Evidemment, toi, tu ne t'occupes pas de ces questions triviales et immondes, tu es au-dessus de tout cela, tu planes dans les hautes sphères, n'est-ce pas ?

  • Hé, Terebnea, quelle vie de merde...

 

Margareta noastră

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