Albert Cossery

 


Il eut soudain l'intuition d'un regard posé sur lui. Il ouvrit les yeux et constata qu'il ne s'était pas trompé. Quelqu'un l'observait avec insistance, quelqu'un dont la figure à elle seule était un présage de malheur. L'homme borgne était assis près de la portière, presque en face de lui, et l'épiait sournoisement. Ce qui troubla surtout El Kordi, c'était qu'il se sentait fixé par l'œil crevé du type. Comme si l'œil sain demeurait neutre et faisait même preuve d'une certaine indulgence à son égard.

L'homme borgne, implacablement, férocement, continuait à poser sur lui le regard hallucinant de son œil unique. Mais El Kordi, lui, ne voyait que l'œil crevé, de sorte que leurs regards ne se croisaient jamais. Cette situation scabreuse dura un long moment. El Kordi se demandait ce que lui voulait le type, et s'il ne l'avait pas déjà vu auparavant.

(…) Le tramway s'arrêta à une station, repartit, et soudain on vit la tête du receveur surgir de la portière. On n'aurait pas pu dire par quelle habile manœuvre il avait réussi son coup de force.

  • Qui n'a pas de billets ? clama-t-il.

Personne ne daigna répondre à cette question. Le receveur, un individu maigre au visage pâle et à l'uniforme défraîchi, devint insolent et menaça de faire arrêter le tramway. Ainsi acculés, les voyageurs sortirent leur argent de mauvaise grâce -comme si c'était une aumône qu'ils faisaient au receveur- et payèrent leur place. Seul l'homme borgne n'avait pas bougé ; il fixait toujours El Kordi de son œil unique et implacable.

Le receveur, impatienté, s'adressa directement à lui :

  • Hé ! L'homme !

  • Police secrète, répondit l'homme borgne d'un ton sec et sans détourner la tête.


Mendiants et orgueilleux


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