Amour 1960

 


Je me souviens... Un imperméable vert... Pourquoi avait-elle revêtu cet imper alors qu'il ne pleuvait pas ? Pourquoi ce vert qui me sortait par les trous de nez ? Et pourquoi ces longues marches dans toutes les rues de la ville qui me fatiguaient ? En fait non, j'étais jeune alors et j'aurais pu continuer encore longtemps à arpenter le bitume. Ce qui me fatiguait, c'était le jeu interminable des questions et des réponses sur la vie, la scolarité, les parents et les grands-parents, les frères et les sœurs. Sur l'avenir aussi. Elle voulait surtout savoir si je préférais Sylvie Vartan ou Françoise Hardy. Parfois, alors qu'elle me demandait si je n'avais pas aussi des oncles, nous passions devant un hôtel. Les pas se faisaient moins rapides, mais les yeux révulsés, elle me disait : « Tu ne veux tout de même pas que nous... Surtout dans cet hôtel minable... » Minable, minable, j'avais jeté un œil aux tarifs et ce n'était pas si minable que ça, même pour une nuit. En fait il me semble bien qu'elle avait dit sordide, mais c'est un mot que je ne maîtrisais pas à l'époque. Nous évoquions aussi le général de Gaulle pour dire que nous n'étions pas trop d'accord avec sa politique, mais il avait sauvé la France dans les manuels d'histoire, alors tout de même. Et c'est au bout de la rue Victor Hugo, lors de notre troisième passage, que je décidai de prendre le taureau par les cornes. Je lui déballai toutes mes frustrations. Ces bisous dans le cou, ces embrassades à la sauvette, ces pelotages au-dessus de la ceinture dans les portes cochères après 19h... OK, c'est sympa, mais faudrait passer à...

  • -A la casserole ? me dit-elle.

  • -Mais non, enfin, ce n'est pas ce que je veux dire.

  • -Je ne tiens pas à faire l'amour pour le moment ; je te préviens tout de suite. D'abord, je n'ai aucun moyen anticonceptionnel et en plus je ne me sens pas prête. Il faut que j'en parle avec ma sœur, ou ma mère. Je ne sais pas encore. Je ne sais pas non plus si je suis prête à en parler avec ma mère.

Je me disais : Non seulement on n'est pas encore à l'hôtel, mais on n'est pas sorti de l'auberge ! La promenade a donc repris son cours et le samedi suivant nous remîmes nos chaussures de marche. Entre temps, elle m'avait écrit une lettre dans laquelle elle protestait de son amour toujours plus vivace. Elle ne pouvait m'accorder ce que je lui demandais, mais pour le reste elle ferait tout selon mes désirs. Et pour couronner le tout, ses parents m'invitaient à prendre le thé dimanche à 17h. J'espère, ajoutait-elle, que tu feras bonne impression. Rien ne mieux pour m'irriter. Ses parents, je les supporte à peine. Sourires en coin, costume croisé et tailleur droit. « Prenez donc un sablé, Bernard, ça vient de la biscuiterie Vendroux, vous savez, le beau-frère du Général. »

Franchement, malgré tout l'amour, enfin disons l'affection pour le moment que je portais à Martine, j'avais parfois envie d'aller voir du côté de Sylvie, qui un soir d'automne m'avait dit les yeux dans les yeux : « J'aime la queue ». Mais cinquante ans ont passé et je ne suis plus si sûr qu'elle ait prononcé ces paroles mémorables. Peut-être parlait-elle tout simplement de faire la queue au cinéma, ou plutôt devant le cinéma. Et puis, Sylvie était avec un pote à moi, alors pas d'embrouilles. Je voulais toutefois marquer le coup le samedi qui venait. Je lui accordais un quart d'heure pour parler de sa famille, quinze minutes oncles et cousins compris. Ensuite, je pris le trottoir de face et elle de profil. Je lui expliquai que je comprenait très bien ses réticences, après tout nous étions encore dans ce qu'on appelait alors la prime jeunesse, mais qu'il fallait tout de même qu'on avance dans notre relation. C'était une question de confiance. Moi, j'avais confiance en elle et en sa famille pour déterminer la date de notre première union charnelle. Et elle devait avoir la même confiance en moi et dans mon imagination pour exciter nos sens.

  • -Désormais, à chacune de nos promenades, tu porteras un vêtement en moins sous ton imperméable.

  • -Mais au bout d'un moment, je serais quasiment...

  • -Nue sous ton imper.

  • -Mais s'il fait froid ?

  • -Nous allons vers l'été.

Elle baissa la tête, elle ravala un sanglot, puis elle prit ma main.

  • -Si c'est comme ça que tu m'aimes...

  • -Comme ça ou autrement, l'important c'est d'aimer, non ?

  • -On fera comme tu diras... susurra-t-elle dans un soupir qui aurait arraché une larme à un spectateur de Bambi.

Je me demandais bien sûr si cet effeuillage à un rythme hebdomadaire serait réel ou fictif. Il m'était impossible de vérifier, du moins au début. Mais elle me disait chaque semaine ce qu'elle avait enlevé de sa garde-robe, et il me semblait qu'elle ne trichait pas. Evidemment, cela dura plusieurs mois, car elle pouvait toujours trouver un élément de costume à peine utile mais qu'elle prenait plaisir à porter, comme un foulard, un bandeau dans les cheveux... Pour gagner du temps, elle ôta ses bijoux : une chaîne avec une croix offert par une grande tante et la semaine suivante un bracelet que j'avais toujours cru en plastique, mais qui était en argent. Un jour tout de même, visiblement le soutien-gorge avait sauté. Elle avait bien fermé son imper, mais je distinguai entre deux boutons la peau, sa peau enfin !

Ce qui est curieux aussi, c'est si dans les premiers temps elle venait avec ses yeux de chien battu qu'on emmène à la fourrière, plus le temps passait et plus elle semblait me retrouver avec un sourire quasiment complice. Bref, plus elle était nue sous son imper, et plus elle semblait joyeuse, à l'inverse de moi qui étais de plus en plus ému.

C'est au mois de juin qu'elle m'annonça qu'elle ne portait plus rien d'autre que son imper et ses chaussures.

  • -Alors on fait quoi maintenant ? me demanda-t-elle dans un fou rire.

  • -La semaine prochaine, tu ouvriras ton imper.

  • -Comme ça ! Dans la rue !

  • -Je trouverai un lieu adéquat.

Toute la semaine, je sillonnais la ville pour repérer l'endroit idéal, sachant qu'au moindre incident, Martine se renfermerait dans sa coquille comme une huître qui, au mois de juin, attend sagement Noël. Je jetai mon dévolu sur un couloir obscur qui permettait de passer d'une rue à une autre, mais que personne n'empruntait, tant il était lugubre.

Le jour dit, elle arriva, toute guillerette, et me fit des compliments sur ce tunnel sinistre. Puis, le plus simplement du monde, elle dénoua sa ceinture. Je distinguais à peine dans cette pénombre, mais mon regard fixait avec une vraie émotion une tache noire qui recouvrait son pubis. Je restais pétrifié ; à l'époque je n'avais pas encore vu de femme nue, complètement nue. J'ignorais même l'existence de cette touffe, puisque sur les statues on ne la voit pas, ni dans les musées, ni dans les manuels scolaires... On entendit des pas un peu plus loin, et elle se rhabilla rapidement, tout en conservant son sourire amusé :

  • -Alors on fait quoi la semaine prochaine ?

  • -Tu enlèveras complètement ton imper.

  • -Chiche ! Mais après ça, ce sera à toi !

  • -A moi ? Comment ça ?

  • -Tu te foutras à poil. Normal non ?

Cette réflexion me tourmenta toute la semaine. Je ne me voyais pas venir nu sous mon manteau. Un homme, c'est ridicule. Cela fait exhibitionniste, et puis c'est trop visible. Certes, je lui avais demandé de se soumettre à ce petit rituel, mais c'est parce qu'elle ne voulait pas faire l'amour. Enfin arriva le fameux jour. Nous sommes retournés dans ce couloir où les chats alignaient leurs déjections. Elle ôta son imper et me le tendit. Je l'ai pris d'un geste furtif et je me suis enfui avec : un imper vert pour un pervers... Je le cachais dans ma chambre et je caressais chaque centimètre qui avait connu la chair de la chère.

Je n'ai jamais su comment Martine avait regagné son domicile ; on m'a dit qu'une femme qui passait par là et qui habitait pas loin l'avait prise chez elle et lui avait donné des vêtements. Quant à savoir ce qu'en ont pensé ses oncles...



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