Le moral de l'un et la main de l'autre

Ce jour-là, ça n'allait pas très fort. Le moral dans les chaussettes. Et les chaussettes dans des chaussures qui me faisaient mal aux pieds. Je demande conseil à droite et à gauche. Et je n'ai que des réponses qui n'améliorent pas la situation :

  • Va te coucher.
  • Prends un relaxant anti-déprime.
  • Dégage. J'ai déjà assez à faire avec mes problèmes personnels à moi.
  • Pense à autre chose.
  • Il y a des suicides qui ne sont ni onéreux, ni douloureux.

Je continue ma route avec les mêmes chaussettes et le même moral au raz du trottoir quand je tombe sur un type que je n'avais pas vu depuis longtemps et qui me serre la main avec une effusion hors de saison. Il me raconte sa vie et ses bonheurs. Je me dis : voilà un gars de bon conseil. Sans entrer dans les détails, je lui explique que de mon côté ce n'est pas la joie, que rien ne va en ce moment, que bref j'en ai marre. Il me regarde avec ses beaux yeux usés d’empathie profonde et me prend par le bras.

  • Tu sais ce que je fais, moi, dans ces cas-là ? Parce que, tu sais, cela m'arrive aussi. Oui, c'est une épreuve que nous subissons tous à un moment ou à un autre, parce que Dieu nous impose des épreuves pour voir si nous arrivons à les surmonter. Tu sais ce que je fais ? Eh bien, je vais te le dire. Car il n'y a pas de raison que je garde cela pour moi. J'ouvre au hasard la Bible, en fermant les yeux, sans tricher, je lis le passage qui est sous mon doigt et je m'en inspire en collant au plus près du texte. Et après, si tu fais ce qui est écrit dans le texte sacré, mais tu ne peux même pas imaginer ! ton cœur va irradier de bonheur et ton âme va exulter.

Là-dessus, il me laisse, car il avait encore une prière à faire pour l'Afrique. Oui, enfin, pour l'Afrique en général. C'est vrai que c'est un continent pour lequel il y a de quoi prier. On ne sait même plus où donner du Notre Père. Je rentre donc chez moi et je pense que j'avais bien une Bible dans le temps, mais impossible de me souvenir où j'ai pu la ranger. Je fouille partout ; Béatrice, ma douce Béatrice, me demande ce que je cherche en foutant ainsi la pagaille. Je lui dis quoi. Elle se met à rire, d'un rire indécent qui fait jaillir ses seins de son corsage.

- Tu ne te souviens pas qu'on s'en ait servi pour faire des joints, du papier bible comme ça, c'est bonnard.

  • Quoi ? On a fumé la Bible ? Mais il doit bien en rester un bout, non ? Où est le bouquin ?
  • Dans le garage, je crois. Avec les outils de bricolage et notre petite réserve.

Je fonce dans le garage et je la trouve. Il y avait quelques pages arrachées, c'est vrai, mais pas tant que ça. Sur deux mille pages, ça se voit à peine. Finalement, on est assez raisonnable pour la fumette. Je pose la Bible sur le capot de la Volvo, je ferme les yeux et je prends au hasard un passage. Mon doigt s'arrête en haut d'une page. Plein d'émotion, je m'apprête à lire : Deutéronome, chap.26, verset 11 – La pudeur dans les rixes. Lorsque deux hommes se battent ensemble, si la femme de l'un d'eux s'approche et, pour dégager son mari des coups de l'autre, avance la main et saisit celui-ci par les parties honteuses, tu lui couperas la main sans un regard de pitié.

Alors comme le m'a conseillé mon ami d'antan, il faut que je m'en inspire « en collant au plus près du texte ». Pas simple. D'abord, il fallait que je trouve un belligérant. Je ne suis pas batailleur d'habitude et j'ai du mal à me mettre sur la figure avec quelqu'un. Je reconnais que j'ai ce défaut.

  • Béatrice, tu ne connaîtrais pas un type un peu belliqueux ?
  • Un type non, mais Rebecca est revêche. Elle griffe.
  • Oui, mais une femme, ça ne va pas.
  • Il y a bien mon ex. Il ne faut pas le provoquer longtemps, lui.

Quelle bonne idée, Arthur, son ex. On a eu des mots, il y a longtemps, mais enfin, il doit s'en souvenir.

  • Allô, Arthur, ça te dirait de venir prendre l'apéritif un de ces soirs ?
  • Qui c'est à l'appareil ?
  • Mais c'est François-Xavier. Alors ça te dit ?
  • Un apéro ?
  • Oui, histoire de parler du bon vieux temps ou d'autre chose.
  • Un apéro ? Et Béatrice sera là ?
  • Bien sûr, bien sûr. Elle sera contente de te revoir.
  • Bon, après tout, pourquoi pas ? Le passé, c'est le passé.

La rencontre devait se dérouler le samedi suivant. D'ici là, il fallait impérativement que je pense au motif de la bagarre et il y avait un autre point un peu délicat. Si nous nous battions en tenue de ville, je ne vois pas comment ma femme pourrait me prendre par une partie honteuse. Mais j'avais ma petite idée sur la soirée. Le jour venu, Arthur a sonné à la porte et nous l'avons accueilli en pyjama. Il a été un peu surpris, mais je lui ai expliqué que je revenais du Japon, où ça se fait beaucoup de faire des soirées-kimonos. Je lui ai prêté un des miens qui lui allait à ravir. Béatrice et moi avions préparé une brandade de morue fraîche et nous allions gaiement sur les boissons.

  • Mais je suis juste venu prendre l'apéritif, vous savez.
  • Je sais bien, Arthur, mais il y a là une brandade de morue qui te tend les bras.
  • Oui, mais j'ai prévu de manger ailleurs, moi.
  • Je te préviens que si tu ne manges pas de ma brandade, je me fous en rogne.
  • Mais pourquoi ?
  • Parce qu'un connard qui a la prétention de ne pas manger de ma brandade, ça me fout hors de moi au point que je lui claquerais bien la gueule si tu vois ce que je veux dire.
  • Mais pourquoi ?
  • Mais pourquoi ! Mais pourquoi ! Si c'est tout ce que tu sais, pauvre crétin, bouffe de la morue. Parce que pour la conversation, tu repasseras !

Là-dessus le Arthur se lève et se précipite enfin sur moi. On se rend coups pour coups. Dans un premier temps, on se frappe au visage, puis il s'écroule sur la table basse en renversant les biscuits sur la moquette, je me jette sur lui en criant à Béatrice :

  • Viens nous séparer, ça va finir mal !

Elle s'approche, mais ne sait comment faire. C'est une mêlée confuse. Elle prend quelque chose au hasard. Coup de chance, c'est mon sexe. J'explique à Arthur que le combat est terminé. Il s'en va en fulminant et en emportant mon kimono. Béatrice reste prostrée en voyant les dégâts. Je lui dit de venir dans la cuisine.

  • Pourquoi faire ?
  • Comment ça : pourquoi faire ? Mais qu'est-ce que vous avez tous ce soir avec vos pourquoi et vos pourquoi faire ?!

Je l'emmène de force dans la cuisine, je saisis le grand couteau que j'avais affûté toute l'après-midi, et je lui coupe la main. Mais voilà où j'ai failli : je l'ai fait avec un regard de pitié. Ce qu'il faut être fort en religion quand même pour le faire comme il est écrit dans le Livre Saint : sans un regard de pitié.

Maintenant je me sens mieux, mais ça ne va peut-être pas durer, Béatrice veut porter plainte. Eh oui, c'est la vie, quand le moral de l'un s'améliore, c'est la main de l'autre qui ne va plus...

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