Une concurrence de tous les instants



Quand nous étions enfants, mes parents, horlogers-bijoutiers, enfin surtout mon père, devaient faire face à la concurrence. En effet dans la même rue, il y avait deux autres bijouteries. Il faut dire qu'à l'époque à Boulogne, ce n'était pas de trop, parce que les matelots et les pêcheurs aimaient beaucoup l'or sous forme de médailles, de chaînes, de bagues, de bouches d'oreilles, et j'en passe, pour communions, baptêmes, anniversaires, fêtes diverses et variées. Mais il fallait malgré tout écraser la concurrence. Tous les moyens devaient être utilisés dans cet objectif. Y compris les enfants. Aussi, si des passants étaient en train de regarder la vitrines des deux autres concurrents, nos parents nous déposaient, alors que nous avions une dizaine d'années, et nous devions dire que ce qu'il y avait à l'étalage était cher et moche. Nous n'appelions pas ces deux commerçants par leurs noms, mais par le nom que leur avait donné ma mère. Et quand nous revenions de l'école, elle nous demandait :

  • Il y a du monde chez Crapaud Puant ?
  • Non, pas trop.
  • Et chez Limace Suintante ?
  • J'ai pas fait attention.
  • Vous pourriez regarder quand même. Vous n'avez que ça à faire.

Il y avait souvent à Boulogne des Anglais qui venaient prendre une cuite à Boulogne et qui divaguaient dans les rues jusqu'à l'heure du bateau. Quand l'un d'eux, titubant, entrait dans le magasin, ma mère confraternellement lui indiquait les vitrines bien plus attractives de Crapaud et de Limace, en espérant qu'il aille y vomir. Mon père était à l'établi pour réparer montres, réveils et pendules. Ma mère tenait le magasin d'une main ferme. Ainsi quand un médecin se présentait pour acheter un collier de perle pour l'anniversaire de sa femme, elle lui disait :

  • Mais je vous en priiiiiie, Docteur, entrez donc dans le petit salon. Mon mari va s'occuper de vous tout de suite. C'est incroyaaaaable ce qu'il fait encore doux pour la saison.

Quand un « Nord-africain » venait pour changer son bracelet-montre, la conversation prenait le tour suivant :

  • Oui. Vous avez l'argent ?

Une année, nous sommes partis en vacances à Sainte-Maxime. A peine arrivés, mon père reçut un coup de téléphone : nous avions été cambriolés ! Les bijoux et les montres chères avaient été la cible des malfrats. Des professionnels, a dit le commissaire de police. La première réaction de ma mère fut de dire :

  • C'est la concurrence qui va être contente !

Nous sommes remontés aussi vite à Boulogne et cette année-là nous n'eûmes qu'un seul jour de grandes vacances. Nous avons évité aussi le discours que mon père nous tenait systématiquement au retour d'Espagne ou de la Côte d'Azur :

  • Bien, les enfants. Je dois vous parler. Vous avez passé de bonnes vacances, n'est-ce pas ? Alors, vos parents se sont saignés aux quatre veines pour vous offrir de belles vacances. Comment vous pouvez les remercier ? En travaillant bien à l'école. Parce que vous savez, dans la vie, il faut arriver les premiers. Si nous n'étions pas les meilleurs bijoutiers de Boulogne, c'est sûr et certain (« sûr et certain » est une formule qu'affectionnait mon père) que nous pourrions pas vous offrir des vacances dans le sud.
  • D'ailleurs Crapaud Puant va dans les Vosges, c'est pour vous dire, ajoutait finement ma mère.
  • Anne-Marie, je suis en train de parler aux enfants, alors ne m'interromps pas, s'il te plaît, surtout pour dire des...
  • Il ne va pas dans les Vosges peut-être ? Bien sûr que si ! Arrête de me faire passer pour une idiote.
  • Ce n'est pas la question. Bon, les enfants. Vous êtes allés en vacances. Vous vous êtes bien reposés. Alors maintenant, je veux des résultats. J'ai dit : je veux. Je vois le fils Desrumeaux par exemple, bon, eh ben, ce garçon finit premier une fois sur deux.
  • Il y a des parents qui ont de la chance.
  • Pour la dernière fois, je te demande de ne plus m'interrompre. Je ne vous demande pas d'être premiers toujours, même pas une fois sur deux, mais au moins une fois de temps en temps. Parce que figurez-vous que dans le commerce, même la scolarité des enfants entre en jeu. Bien sûr que si ! Quand nous vendons un bijou, la conversation vient régulièrement sur les enfants. Alors, si je peux juste raconter que vous avez un 3,5 sur 20 en anglais comme l'année dernière, je risque de louper une vente. Voilà ce qu'il faut que vous compreniez bien et que ce soit clair et net (« clair et net », il aimait aussi beaucoup). Parce que la vie, c'est ça, une concurrence de tous les instants.

Pour revenir au cambriolage, après un moment de désespoir, mes parents se sont bien ressaisi : les assurances ont payé les pertes et en plus ils n'ont pas payé d'impôts pendant deux ans. Une bonne affaire. Crapaud Puant et Limace Suintante étaient verts !

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