Jaun José Saer



De nationalité argentine, Juan José Saer vivait en France depuis 1968. Il était enseignant à l’université de Rennes et considéré comme l’un des plus grands écrivains contemporains. Traduite en plusieurs langues, largement publiée en France, son œuvre comprend, entre autres, trois livres de nouvelles, plusieurs recueils de poésie, un essai et dix romans, dont L’Ancêtre, qui a obtenu en 1987 le prix du IIIe Festival du livre à Nantes. Il est mort à l’âge de 67 ans, à Paris, en juin 2005.
Au petit-déjeuner

Vu de l'extérieur, c'est un homme âgé, calme et bien mis, habillé simplement, et qui, comme tant d'autres habitants de la ville, prend son petit déjeuner dans un café de Buenos Aires. A l'intérieur, pourtant, chaque matin, durant quelques minutes, à partir d'une association d'idées qui l'obsède depuis des années, il fait le compte dans sa tête de tous les massacres du siècle. Il les comptabilise et, à mesure que de nouveaux se produisent, il les ajoute à la liste, de telle manière que lorsqu'il les évoque et les énumère, il ne peut empêcher que lui viennent en mémoire les vers de Dante :
le venìa sì lunga tratta 
di gente, ch’i’ non averei creduto 
che morte tanta n’avesse disfatta.
« Une si longue file de gens, que je n’aurais pas cru que la mort en eût tant défait » : de cette masse fantasmagorique étaient exclus ceux qui étaient morts à la guerre ou par accident, qui s'étaient suicidés ou morts de maladies, ceux qui avaient été exécutés pour les crimes qu'ils avaient commis. Non. Il ne prenait en compte que tous ceux qui avaient été exterminés non pour le danger, réel ou imaginaire, qu'ils représentait, mais simplement parce que leurs assassins, pour une raison qu'eux seuls considèrent légitime, ont décidé qu'ils ne devaient plus vivre : les Arméniens par les Turcs par exemple (1 300 000 victimes), ou les Juifs (6 000 000), les Tziganes (600 000) et les malades mentaux (chiffre non connu) par les nazis. (...)
Bien qu'il se disait athée et matérialiste, et que souvent il se targuait de l'être, Golstein pensait aussi que les dieux ne sortaient pas indemnes de ce carnaval qui défilait dans sa tête tous les matins au petit-déjeuner. Que leurs fidèles soient dans le camps des victimes ou des bourreaux, les dieux souffraient des effets pervers de cette boucherie. Beaucoup disparaissaient ou tout du moins changeaient radicalement, perdant leur identité ou leurs attributs, révélant des aspects occultes qui étaient jusque là ignorés. Il est probable qu'ils aient fui atterrés ; il suffisait de voir l'indifférence avec laquelle ils abandonnaient leurs fidèles à la cruauté des bourreaux, ce qui est tout bonnement abominable.

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